"À l'époque, on avait peur": ils ont manifesté contre Le Pen en 2002 mais votent RN aujourd'hui

L'"onde de choc" provoquée par la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle de 2002 paraît loin, à la veille de ce second tour des législatives. À l'époque, 1,3 million de Français étaient descendus dans la rue contre l'extrême-droite. Certains d'entre eux, désabusés, donnent désormais leur voix au Rassemblement national.

22 ans après, Frédéric Faust garde "un très bon souvenir" de la gigantesque manifestation contre l'extrême droite à Paris. Après la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de la présidentielle de 2002, face à Jacques Chirac, il avait fait le déplacement avec un groupe d'amis pour ce qu'il qualifie de "grand moment de cohésion".

"À l'époque on avait peur", se remémore cet homme de 61 ans, aujourd'hui au chômage. "On ne voulait pas entendre parler du FN, on voyait Jean-Marie Le Pen comme une réelle menace. C'était vraiment la figure du fasciste par excellence."

"L'extrême droite et son idéologie de préférence nationale n’étaient pas du tout admises dans l’espace public comme elle peuvent l’être aujourd’hui", analyse le sociologue Benjamin Tainturier, spécialiste de l'engagement politique et de l'extrême droite. "À l'époque on condamne l'extrême droite publiquement. D’où le choc en 2002 lorsque la France découvre que Jean-Marie Le Pen accède au second tour."

"Aujourd'hui ça n'a plus rien à voir, ce n'est plus le même contexte", abonde Fréderic. Plus de deux décennies plus tard, c'est à Odile de Mellon, la candidate Rassemblement national dans la 3e circonscription des Côtes-d'Armor, qu'il accordera son vote dimanche 7 juillet, pour le second tour des élections législatives.

Plus question, pour lui d'aller défiler dimanche en cas de victoire du RN: le parti d'extrême droite ne lui fait plus du tout peur. Il l'associe à un parti de droite classique. "Est-ce que ça peut être pire que tout ce qu'on a vu?", s'interroge cet ancien ouvrier dans l'agroalimentaire, qui déplore le délitement des services publics sur son territoire.

"Peut-être qu'on s'en mordra les doigts mais nous de toute façon on a pris l'habitude de morfler, donc je vais vous dire un peu plus ou un peu moins...", ajoute-t-il.

Julie, elle, n'a que 17 ans en 2002 lorsqu'elle défile contre Jean-Marie Le Pen dans les rues de Marseille: c'est sa première manifestation. "C'était naturel d'y aller à l'époque, on était choqués et d’ailleurs j'étais super fière d'y être", se souvient cette quadragénaire, qui habite près d'Aix-en-Provence (Bouches-du-Rhône).

"On sortait du bac et des cours d'histoire-géo sur la Seconde Guerre mondiale", explique-t-elle. "Évidemment à ce moment-là le FN ça faisait écho à tout ça et le racisme ça nous semblait une cause majeure."

"Mais aujourd'hui il y a tellement d'autres problèmes dans le pays qu'à un moment donné ça devient secondaire", lance-t-elle, las de payer plus d’impôts à mesure que son niveau social augmente. C’est la raison pour laquelle dimanche, Julie accordera également son vote au candidat RN de sa circonscription.

Un cap que cette ancienne fidèle électrice de centre-droit n’imaginait pas franchir il y an encore cinq ou six ans. "J'ai longtemps hésité à le faire", assure-t-elle. "À la présidentielle je n'ai pas osé, mais là je vais y aller, d'autant que c'est un ancien élu local LR qui se présente, c'est quelqu'un dont je connais le travail."

"C'est un choix local, je ne vote pas pour M. Bardella", insiste-t-elle. "Après que ce soit LR, RN... Pour moi maintenant c’est un parti comme un autre et le reste ce sont des tambouilles et alliances politiciennes qui ne m'intéressent plus du tout."

Aujourd’hui, le choc de 2002 est bien loin pour cette mandataire judiciaire dans la protection des mineurs, qui explique s’être habituée à la présence de l’extrême droite dans le paysage politique français ces 22 dernières années. "Ça fait 20 ans qu'ils sont à chaque élection avec des scores très hauts", commente-t-elle. "C’est rentré dans nos habitudes de les voir, de les entendre."

"Les lignes politiques ont bien changé en France" depuis le début des années 2000 pour le sociologue Benjamin Tainturier. Le spécialiste souligne que la banalisation progressive du parti d’extrême droite et des discours nationalistes dans le débat politique a été associée à un "énorme travail afin de lisser ou dédiaboliser leur image".

"Ces sujets de délinquance et d’immigration ont été repris et remis sur la table par des hommes politiques de l’arc républicain tels que Nicolas Sarkozy pendant sa campagne de 2007, avant d’être portés à travers plusieurs séquences et débats pendant une dizaine d’années par des personnalités politiques composites", poursuit-il. "De gauche comme de droite - telles que Manuel Valls ou encore Gérald Darmanin, pour ne citer qu’eux."

"C’est un mouvement politique de plaques tectoniques qui se sont chevauchées pendant des années, qui a contribué à lisser l’image du RN sur le long-terme", explique le spécialiste. "Au point qu’aujourd’hui, le cordon républicain est un concept qui a totalement explosé parce que le parti est devenu mainstream - grand public - dans l’esprit des gens."

D’autant qu’une grande partie de l’électorat - les plus jeunes - n’ont pas le même rapport au parti. "Ils n’associent plus forcément le RN au FN donc ce n’est plus automariquement une fin de non recevoir car ils pas été socialisés avec la figure repoussoir de Jean-Marie Le Pen et n’ont pas le même rapport au parti", analyse aussi Sébastien Michon, politologue et directeur de recherche au CNRS de Strasbourg.

Par ailleurs aujourd’hui, le parti d’extrême droite essaie par tous les moyens de se tenir à distance des polémiques. Difficile pourtant de s’en défaire: racisme, sexisme, homophobie, xénophobie… Cette semaine encore, de nombreux candidats au second tour des législatives ont été épinglés pour des propos prononcés au cours de la campagne ou par le passé, notamment sur les réseaux sociaux.

Des "brebis galeuses" pour Jordan Bardella, des "moutons noirs" pour Marine Le Pen, qui n'empêchent pas l'entreprise de dédiabolisation entamée ces dernières années de porter ses fruits.

En 2002, Fabrice Coelho ne battait pas le pavé contre le FN mais il considère néanmoins que c’est l’accession au second tour de Jean-Marie Le Pen qui a signé le début de son engagement politique au sein de la droite républicaine. Aujourd'hui âgé de 49 ans, il a été marqué par "l'ampleur des manifestations": c'était la "première fois qu'il voyait "quelque chose pareil".

À l’époque, les sorties racistes et homophobes du chef du FN révulsent ce fils d’immigrés portugais homosexuel. "Le père Le Pen, ce n’était pas un joyeux luron", résume ce chef d’entreprise dans l’informatique. "Les chambres à gaz, 'détail de l’Histoire', tout ça. Tout le monde avait en tête que c’était un raciste notoire et moi fatalement ça ne me laissait pas indifférent à cause de mon histoire."

Mais progressivement Fabrice ces dernières années, Fabrice a bien senti qu’un tabou autour du vote RN s’était levé dans son esprit, à force d’aller de déceptions en déceptions politiques… Jusqu’à oser prendre un bulletin RN au premier tour des législatives dans sa circonscription de Nouvelle-Aquitaine.

Aujourd’hui, le quadragénaire ne voit plus forcément d’incompatibilité entre le fait de voter RN et d’être homosexuel et binational.

"Non, je ne peux pas dire que je suis fier de mon vote, j’ai dû me faire un peu violence mais je considère que je n’avais pas d’autre choix", reconnaît Fabrice, pour qui toutes les digues ne sont pas encore tombées.

"Je me suis senti piégé, et j’ai choisi le 'moins pire' des candidats à mes yeux. C’est pas très beau mais c’est comme ça", affirme-t-il encore, reconnaissant sa "légère gêne" à l’idée d’oser dire qu’il vote à l’extrême droite.

Fabrice reconnaît toutefois que "la hargne" qu’il avait à l’époque contre la figure de Jean-Marie Le Pen s’est déportée à la gauche du spectre politique, notamment sur Jean-Luc Mélenchon. C’est désormais à La France Insoumise que cet électeur veut d’abord faire barrage. "Deux ans de Bardella, en vérité ça ne me fait pas plus peur que ça. Alors que Mélenchon au pouvoir, c’est impossible pour moi", lance encore ce chef d’entreprise, qui voit dans le parti de gauche "la dangerosité absolue".

Le "mouvement de diabolisation" de La France insoumise, régulièrement ramenée sur le même plan que le Rassemblement national ces dernières semaines, n'est pas étranger à ce nouveau regard porté sur le vote RN au sein de la population, estime Benjamin Tainturier.

Sans oublier, enfin, les questions cruciales de la hausse du coût de la vie, du pouvoir d’achat et du sentiment de déclassement. Pour Sébastien Michon, le vote Rassemblement national est "devenu un vote de gens qui réagissent à leur situation personnelle, à leurs problèmes du quotidien" en utilisant cet outil comme une sanction pour le gouvernement en place.

"Ce sentiment d’injustice a continué à se développer ces dernières années, on l’a vu avec les gilets jaunes", rappelle-t-il. "Dans certains territoires, le ressentiment est tel que la population a adopté ce réflexe: puisqu’elle ne se sent pas entendue, elle considère que c’est sa dernière chance, la dernière chose à essayer." Jusqu'à octroyer une majorité absolue au RN à l'Assemblée? La réponse sortira des urnes dimanche.

Article original publié sur BFMTV.com