Budget: la France peut-elle connaître un "shutdown" en cas d'absence de majorité à l'Assemblée?

Au vu des derniers sondages et de la difficulté à mettre en place une coalition après les élections législatives, la question de la difficulté à voter le Budget 2025 émerge de plus en plus. "On se focalise beaucoup sur le coût des programmes, mais selon nous, la question la plus importante, c’est de savoir si la France sera en capacité d’avoir un budget compte tenu des blocages politiques qui s’annoncent", souligne ainsi Thomas Thévenoud, directeur associé de Vae Solis Communications, un cabinet de conseil en affaires publiques.

Pour l'ancien secrétaire d'État socialiste en charge du Commerce extérieur et du Tourisme (d'août 2014 à septembre 2014), "il pourrait y avoir un blocage dès cet été en cas d’examen par l’Assemblée nationale d’un projet de loi de finances rectificative".

“Un cocktail inédit”

De fait, si on se fie aux derniers sondages, il est de plus en plus probable qu'aucun camp politique n'emporte une majorité absolue à l'Assemblée nationale ce dimanche 7 juillet à l'issue du deuxième tour des élections législatives. "S'il n'y a pas de majorité absolue à l'Assemblée nationale, ce serait un cocktail inédit: des blocs politiques très irréductibles qui rendront l’hypothèse d’une coalition difficile, sans possibilité de dissolution", juge Thomas Thévenoud.

De fait, après la dissolution de l'Assemblée nationale le 9 juin dernier, la Constitution prévoit dans son article 12 qu'il "ne peut être procédé à une nouvelle dissolution dans l'année qui suit ces élections". Soit à partir du 8 juillet 2025.

En temps normal, le gouvernement peut faire appel à l'article 49.3 de la Constitution. Il fait passer le texte du Budget sauf si une motion de censure est votée contre lui. Mais il dispose de l'arme de la dissolution de l'Assemblée nationale. Ce qui fait que les députés n'arrivent généralement pas à s'entendre pour voter la motion de censure.

Or, "le 49.3 a perdu de son utilité, puisqu’il n'y a plus de dissolution possible pendant un an", résume Thomas Thévenoud.

En effet, même si une motion de censure est votée contre un gouvernement ayant seulement une majorité relative, cela ne changera pas grand-chose. Un nouveau gouvernement peut être nommé et les députés peuvent voter une nouvelle motion de censure à chaque fois. La situation resterait donc bloquée.

Plusieurs cas prévus par la Constitution

Que prévoit alors la Constitution en cas de pareil blocage? Il faut regarder du côté de l'article 47 de la Constitution. Celui-ci précise que "si le Parlement ne s'est pas prononcé dans un délai de soixante-dix jours (à compter du dépôt du projet de loi de finances, NDLR), les dispositions du projet (de loi de finances, NDLR) peuvent être mises en vigueur par ordonnance". Autrement dit, si les députés sont hors délais dans leurs débats et ne se sont pas prononcés (que ce soit par un vote favorable ou défavorable), c'est le gouvernement qui reprend la main et passe par ordonnance. Ce cas est donc explicitement prévu.

"Si on débordait au-delà du mois de décembre, qui est la limite budgétaire, fiscale, financière, comptable de la France, il y a un article 47 qui nous dit que le gouvernement peut prendre le budget par ordonnance. Au moins pour permettre à la France de fonctionner et de prélever les impôts", résumait sur BFM Business la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina.

A la question de savoir si un "shutdown" à l'américaine serait possible (lorsque l'État est bloqué et en incapacité financière faute d'accord politique), Anne-Charlène Bezzina se voulait rassurante. "S'il y a un scénario de majorité relative, un risque de shutdown je ne pense pas. Parce que justement la Constitution prévoit cette idée de l'adoption par ordonnance. Mais on aura un budget très restreint politiquement".

Par ailleurs, il existe un autre cas prévu par la Constitution. Si le gouvernement ne dépose pas "en temps utile" son projet de loi de finances, il est également prévu plusieurs options. "Si la loi de finances fixant les ressources et les charges d'un exercice n'a pas été déposée en temps utile pour être promulguée avant le début de cet exercice, le gouvernement demande d'urgence au Parlement l'autorisation de percevoir les impôts et ouvre par décret les crédits se rapportant aux services votés", indique l'article 47 de la Constitution.

De quel délai parle-t-on pour le dépôt du projet de loi? Il faut pour cela se pencher sur la loi organique relative aux lois de finances de 2001 (la LOLF). Dans son article 39, il est précisé que "le projet de loi de finances de l'année, y compris les documents prévus aux articles 50 et 51, est déposé au plus tard le premier mardi d'octobre de l'année qui précède celle de l'exécution du budget".

Vote séparé ou loi spéciale

Si le gouvernement ne respecte pas ce délai, nous tombons alors sur le cas prévu au quatrième alinéa de l'article 47 de la Constitution. Le gouvernement dispose alors de deux options, comme cela est prévu à l'article 45 de la LOLF. Soit il demande à l'Assemblée nationale "un vote séparé sur l'ensemble de la première partie de la loi de finances de l'année". Soit il dépose un projet de loi spéciale l'autorisant à continuer à percevoir les impôts existants jusqu'au vote de la loi de finances de l'année".

"Après avoir reçu l'autorisation de continuer à percevoir les impôts soit par la promulgation de la première partie de la loi de finances de l'année, soit par la promulgation d'une loi spéciale, le gouvernement prend des décrets ouvrant les crédits applicables aux seuls services votés", détaille la LOLF. Et ces services votés "représentent le minimum de crédits que le gouvernement juge indispensable pour poursuivre l'exécution des services publics dans les conditions qui ont été approuvées l'année précédente par le Parlement. Ils ne peuvent excéder le montant des crédits ouverts par la dernière loi de finances de l'année".

Un cas non prévu en cas de rejet du texte

Il existe toutefois un cas qui n’a pas été prévu par la Constitution. En effet, si le gouvernement respecte le délai pour déposer le texte du Budget et que l'Assemblée nationale se prononce contre le texte dans les délais, que se passe-t-il?

"En cas de rejet du texte budgétaire dans les délais, on est dans une zone grise sur le plan constitutionnel. L'article 47 ne le prévoit pas", souligne la constitutionnaliste Anne Levade auprès de BFMTV.

"Il y a quand même plusieurs éléments qui peuvent donner une idée de ce qui pourrait se passer. Ainsi, dans la LOLF, l'article 45 prévoit l'hypothèse d'une loi de finances qui ne peut être ni promulguée ni mise en application car elle aurait été censurée par le Conseil constitutionnel. On retombe alors sur la logique d'une loi spéciale ou d'un vote séparé sur la première partie de la loi de finances", détaille-t-elle.

"Il y a aussi deux précédents qui peuvent nous donner une idée. En 1962, la dissolution faisant suite au renversement du gouvernement Pompidou entraîne des élections législatives les 18 et 25 novembre. C'est donc le nouveau gouvernement Pompidou nommé à l'issue de ces élections qui devra faire voter le budget par la nouvelle assemblée. Faute de pouvoir y parvenir avant la fin de l'année, la première partie de la loi de finances sera adoptée fin décembre puis des décrets d'avances permirent d'attendre le vote de la seconde partie en février 1963 seulement", rappelle-t-elle.

"Par ailleurs, en 1979, le Conseil constitutionnel censure la loi de finances dans son intégralité car l'examen de la deuxième partie du texte avait débuté avant le vote de la première partie. Le gouvernement a donc demandé au Parlement de voter un projet de loi spéciale prolongeant l'exercice budgétaire précédent. Le Conseil constitutionnel en a été saisi et a considéré qu'elle était constitutionnelle car nécessaire à la continuité de la vie nationale", explique-t-elle encore.

Reste que la Constitution ne peut par nature pas prévoir que les élus ne veulent plus jouer en fonction des règles. "Le règlement de ce type de blocage ne peut être que politique. D'autant que si le texte est rejeté par le Parlement, le Conseil constitutionnel ne peut être saisi puisqu'il n'y a pas de loi. Et si juridiquement ce cas n'a pas été prévu, c'est sans doute parce qu'on avait jugé qu'il était très improbable", abonde Anne Levade.

Un cas de blocage total pour le Budget 2025 est donc possible en théorie. Mais dans la pratique, il est assez peu probable. Un fin connaisseur du système politique français estime que le plus vraisemblable, c’est que les députés se mettent d’accord pour que le vote sur le Budget soit hors délais afin de débloquer la situation.

Article original publié sur BFMTV.com