Éric Dupond-Moretti jugé: comment la Cour de justice de la République fonctionne-t-elle?

Éric Dupond-Moretti est jugé à partir de ce lundi devant la Cour de justice de la République (CJR). Le garde des Sceaux est soupçonné d'avoir abusé de sa position de ministre pour régler des comptes avec des magistrats dans deux affaires. L'ex-avocat a été mis en examen pour "prise illégale d'intérêt" en juillet 2021.

• À quoi sert la Cour de justice de la République?

Cet organe est la seule juridiction habilitée à enquêter puis à juger les Premiers ministres et des membres du gouvernement pour des crimes et des délits commis "dans l'exercice de leur fonction". La CJR ne juge donc pas les ministres pour des faits commis sur leur temps personnel ou avant leur entrée au sein de l'exécutif.

Cette institution a été lancée en 1993 en pleine affaire du sang contaminé et plus largement à une époque où les affaires politico-financières se multipliaient. Elle a déjà jugé plus d'une dizaine de ministres, de l'ex-locataire de Bercy Christine Lagarde dans le cadre de l'arbitrage de l'affaire Tapie à Edouard Balladur dans le dossier Karachi en passant par Charles Pasqua.

Deux affaires sont actuellement en cours d'instruction: la gestion de la crise du Covid-19 par Édouard Philippe, Agnès Buzyn et Olivier Véran et la suspension d'un capitaine de police par Christophe Castaner.

• Comment se déroule une affaire devant la CJR?

La CJR peut être saisie par toute personne française ou étrangère. La commission des requêtes, formée par sept magistrats de la Cour de cassation, du Conseil d'État et de la Cour des comptes, étudie cette saisine et peut décider de la transmettre au procureur général près de la Cour de cassation. En cas de rejet, il n'existe pas de moyen de recours.

En cas de transmission à la Cour de cassation, la commission d'instruction, composée de trois juges, se charge de recueillir la parole des victimes supposées. Puis en fonction des éléments recueillis, elle peut décider d'un éventuel renvoi devant la CJR. Dans ce cas, un procès est alors organisé.

À son terme, le tribunal se prononce par vote à bulletin secret sur la culpabilité ou non du ministre mis en cause. Si la culpabilité est retenue, un second tour est organisé pour décider de la peine infligée. Les décisions ne sont pas susceptibles d'appel mais le mis en cause peut se pourvoir en cassation.

Autres particularités de ce tribunal: les plaignants ne peuvent pas se constituer partie civile et les témoins peuvent être dispensés de prêter serment.

• Qui sont les juges?

La CJR est composée de trois magistrats de la Cour de cassation. Lors du procès d'Éric Dupond-Moretti, l'audience sera présidée par le conseiller à la Cour de cassation Dominique Pauthe, un spécialiste des affaires politico-judiciaires. C'est lui qui avait présidé le procès des HLM des Hauts-de-Seine dans lequel Patrick Balkany était impliqué ou encore celui lié à l'affaire Clearstream. Il sera accompagné de Rémy Heitz, procureur général près de la Cour de cassation, et de l'avocat général Philippe Lagauche.

12 parlementaires sont également membres de la CJR, élus au sein de leur assemblée. Côté sénateurs, on trouve Catherine Di Folco (LR), Gilbert Favreau (LR), Évelyne Perrot (Union centriste), Jean-Luc Fichet (PS), Thani Mohamed Soilihi (Renaissance) et Jean-Pierre Grand (Les Indépendants).

Les députés Danièle Obono (LFI), Émilie Chandler (Renaissance), Didier Paris (Renaissance), Philippe Gosselin (LR), Laurence Vichniesvsky (Modem) et Bruno Bilde (RN) ont également été élus pour siéger au sein de la CJR. En cas d'absence, chaque parlementaire a un suppléant.

Ces parlementaires prêtent serment et assurent de "se conduire en tout comme de dignes et loyaux magistrats".

• Pourquoi la CJR est-elle très critiquée ?

La CJR est régulièrement remise en cause. Et pour cause: en trente ans d'existence, elle semble avoir fait preuve d'une certaine clémence. Au total, sur dix jugements, elle a prononcé quatre relaxes et quatre condamnations avec sursis. Aucune peine de prison ferme n'a jamais été prononcée.

Autre curiosité: cette institution a prononcé à deux reprises des dispenses de peine. L'ex-ministre de l'Économie Christine Lagarde a ainsi été jugée coupable sans se voir infliger de condamnation en 2008.

Les critiques de la CJR pointent la place des sénateurs et des députés au sein de l'institution. De leur présence "résulte une sorte de bienveillance, d'identification", remarque la constitutionnaliste Céline Guérin-Barges auprès de Ouest France. "Les ministres sont souvent jugés pour des faits liés à la manière dont ils ont exercé leur fonction."

"Ces juges parlementaires peuvent être tentés de se dire 'est-ce que j'aurais fait mieux à sa place?", décrypte cette professeure de droit public.

Autre problème régulièrement soulevé: celle d'une éventuelle inégalité. Si des ministres mis en cause sont jugés par la CJR, ce n'est pas le cas d'autres personnes de leur entourage comme un directeur de cabinet ou un conseiller qui sera, lui, jugé devant les tribunaux de droit commun.

Résultat: une même affaire peut aboutir à des verdicts très différents. L'ex-ministre de l'Intérieur Charles Pasqua a été blanchi par la CJR du délit de corruption passive dans l'affaire de la vente du Casino d'Annemasse (il a cependant été condamné par le tribunal correctionnel de Paris dans un autre volet de l'affaire). L'un de ses proches, Michel Tomi, qui avait dit avoir agi sur demande du ministre, a lui été condamné pour les mêmes faits.

François Hollande avait promis la suppression de cette institution pendant la campagne présidentielle de 2012. Même promesse pour Emmanuel Macron devant le Congrès en 2017. Le rapport Sauvé lancé à la suite des États généraux lancés par Éric Dupond-Moretti aboutissait aux mêmes conclusions en juillet 2022.

Problème: sa suppression s'avère compliquée. Prévue dans la Constitution, elle nécessiterait une révision constitutionnelle, peu probable en l'absence de majorité absolue à l'Assemblée nationale et un Sénat à droite.

Article original publié sur BFMTV.com