Le sang contaminé, chemin de croix de Laurent Fabius

Le président François Mitterrand au côté de son Premier ministre, Laurent Fabius, le 19 décembre 1984 - Michel Clément
Le président François Mitterrand au côté de son Premier ministre, Laurent Fabius, le 19 décembre 1984 - Michel Clément

Dans "Le pouvoir face à la crise", BFMTV.com vous fait revivre, dans une série en quatre épisodes, des séquences de l'histoire politique française où le sommet du pouvoir a dû affronter une crise majeure.

"Est-ce que c’est un travail de Premier ministre (...) dans ce pays de, finalement, prendre la tête de la bataille contre le Sida qui fait 180 morts en France, alors que l’infarctus fait 50.000 morts?" Certaines questions sont des machines à remonter le temps. Celle-ci est posée le 4 septembre 1985 par François-Henri de Virieu, animateur de l’émission politique culte L’Heure de vérité sur Antenne 2. Son invité est Laurent Fabius, le jeune et fringant Premier ministre de François Mitterrand.

Revenons quelques mois auparavant. Le 19 juin, le locataire de Matignon a mis en place un programme de dépistage obligatoire du virus du Sida pour les donneurs de sang, effectif à partir du 1er août. Le coût de cette mesure: 200 millions de francs par an. Le prix à payer "pour éviter que plusieurs centaines de personnes, chaque année, puissent développer le Sida", justifie Laurent Fabius devant son pupitre à l’Assemblée nationale.

Le problème est qu’à cette date, la mise en œuvre des tests de dépistage accuse déjà un sérieux retard en France. Notre pays "partage" pourtant avec les États-Unis la découverte de ce qui s’appellera plus tard le VIH (virus de l’immunodéficience humaine) et qui fera des dizaines de milliers de morts dans l’Hexagone. Dès 1983, nous disposons - en théorie - des compétences scientifiques nécessaires pour mettre rapidement au point un test fiable de dépistage.

“Maladie peu contagieuse”

Durant ce laps de deux ans, entre la découverte de 1983 et le dépistage obligatoire de 1985, des centaines de contaminations auraient pu être évitées. Parmi elles, des dizaines concernent de jeunes hémophiles, dont le sang coagule mal et dont il s’avérera qu’ils présentent un plus fort taux de contamination. La raison est simple: leur condition médicale exige qu'on leur transfuse régulièrement des produits sanguins.

Leur détresse sera l’un des points phares de l’affaire dite du "sang contaminé". Cet épisode, fait de révélations glaçantes et de témoignages fracassants, ébranlera la classe politique et brisera durablement, voire définitivement, la carrière des ministres concernés. Le principal d’entre eux sera justement Laurent Fabius. Mais lorsqu’il est sur le plateau d’Antenne 2, le locataire de Matignon ne peut le présager.

Éveil lent

On le sait, l'éveil des sociétés occidentales face au VIH a été lent. Le 23 août 1985, donc peu de temps après la mise en place du dépistage obligatoire pour les donneurs, Libération titre: "Contaminés... par la peur du Sida".

"Cinq ans d'histoire et à peine 15.000 cas dans le monde: qu'on le veuille ou non, le Sida est une maladie peu contagieuse. Pourtant, l'histoire de la médecine n'a jamais connu une telle hystérie collective", peut-on lire dans les colonnes du quotidien.

Après l’apparition du virus en 1981, la communauté scientifique américaine avertit dès 1983 que les hémophiles sont plus exposés au Sida. Très vite, et toujours aux États-Unis, est mise au point la technique de chauffage à haute température des produits sanguins destinés aux transfusions. Le processus est censé réduire le risque viral.

Sans attendre l’autorisation des pouvoirs publics, une grosse firme américaine prend l’initiative de retirer tous les produits non chauffés de sa chaîne de production et, aussi, d’exclure du don du sang tous les groupes à risques. À commencer par les hémophiles.

La firme transmet cette information à l’organisme chargé, en France, de l’approvisionnement du territoire en produits sanguins, le Centre national de transfusion sanguine (CNTS). Celui-ci refuse, pour l’heure, d’importer des produits chauffés étrangers. Le directeur général de la Santé, autorité de tutelle du CNTS, publie une circulaire en juin 1983 dans laquelle il recommande aux centres de transfusion sanguine d’écarter tous les sujets à risque. Une recommandation qui, pendant deux ans, sera mal voire pas appliquée.

Considérations financières

Au printemps 1985, un bras de fer se joue au plus haut niveau. Les décisions des pouvoirs publics s’enlisent dans des considérations mercantiles. Trois tests de dépistage sont en compétition: deux d’entre eux sont américains, l’un est français et provient de la filiale industrielle de l’Institut Pasteur.

Le professeur François Gros, conseiller scientifique de Laurent Fabius, éminent biologiste mais certainement pas expert en transfusion sanguine, chapeaute les discussions avec les ministres concernés. Il s’agit principalement de Georgina Dufoix, ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, et de Edmond Hervé, rattaché auprès d’elle comme secrétaire d’État chargé de la Santé.

Tous décident, d’un commun accord, de confier le dossier au Laboratoire national de santé (LNS). Rattaché au ministère des Affaires sociales, cet organisme a alors pour rôle de vérifier la qualité des produits sanguins et, donc, de contrôler tout test de dépistage avant qu’il puisse être mis sur le marché.

En attendant que le LNS se prononce, pas de généralisation du dépistage. Autrement dit, les plus hautes autorités compétentes ont bloqué un processus qui aurait pu ralentir la progression du sida, afin que le test d’origine française finisse par être retenu. Car en plus d’être le conseiller scientifique du Premier ministre, François Gros est l’ancien directeur… de l’Institut Pasteur.

L’intéressé lui-même le reconnaîtra du bout des lèvres, comme l'a relaté L'Express, durant le "procès du sang" en juillet 1992: "On a cherché à donner sa chance au test Pasteur, sous la pression du ministère du Redéploiement industriel", occupé, au printemps 1985, par Edith Cresson.

L’affaire éclate

Comme toutes les affaires à tiroirs, celle du sang contaminé comporte son lot de méandres difficiles à déchiffrer à l’œil nu. Lorsqu’elle éclate véritablement, par le biais d’un article paru le 25 avril 1991 dans L'Evénement du Jeudi, elle met la lumière sur un autre aspect du rôle du CNTS: ce dernier aurait sciemment distribué à des hémophiles, de 1984 à 1985, des produits sanguins susceptibles d’être contaminés par le virus du Sida. L’impact émotionnel de cette tragédie, alors même que le monde assiste à un pic fulgurant de morts liées au VIH, est considérable.

C’est toute la question, vue plus haut, de la mise en circulation de produits sanguins chauffés préventivement qui se trouve au cœur des révélations. Dès la fin 1984, la communauté scientifique - notamment la prestigieuse revue The Lancet - s’est accordée pour dire qu’il était impératif de faire une sélection des donneurs de sang et de généraliser la technique du chauffage. Technique que le CNTS ne maîtrisait toujours pas et continuait de sous-traiter auprès d’une firme autrichienne.

Résultat: des stocks de produits non chauffés, où le virus peut subsister, ont été laissés en circulation durant une période cruciale. Le professeur Claude Got, spécialiste de la santé publique et auteur d’un rapport reconnu sur le Sida, résume bien les choses lorsqu’il est auditionné par la commission d’enquête du Sénat le 3 mars 1992:

"Il aurait fallu essayer d'éviter, en fin de parcours, des obstacles dans la prise de décisions à dominante financière qui était celle de 1985 pour faire bénéficier dès janvier des produits chauffés pour les hémophiles et, en tout cas, dès avril du test systématique dans les dons du sang pour éviter de nouvelles contaminations."

“Responsable mais pas coupable”

Le couperet judiciaire franchit un premier cliquet en octobre 1991, lorsque sont inculpés les trois responsables de la transfusion sanguine de l’époque - l’ancien directeur du CNTS, Michel Garretta, son adjoint Jean-Pierre Allain et Robert Netter, patron du LNS - ainsi que Jacques Roux, ancien directeur général de la Santé. Côté politique, l’ex-ministre des Affaires sociales Georgina Dufoix s’attire les foudres de l’opinion publique en prononçant une formule malheureuse sur TF1:

"Je me sens profondément responsable; pour autant, je ne me sens pas coupable, parce que vraiment, à l’époque, on a pris des décisions dans un certain contexte, qui étaient pour nous des décisions qui nous paraissaient justes."

La version tronquée - “responsable mais pas coupable” - devient vite célèbre et sert d’argument à ceux qui accusent le pouvoir socialiste de vouloir se soustraire à la justice.

Tout cela survient dans un climat de fin de règne: alors que le second septennat de François Mitterrand est déjà entaché d’affaires politico-financières, voilà que le chef de l’État est entraîné dans une spirale d’impopularité à la suite de son limogeage de Michel Rocard. L’expérience Edith Cresson tourne court, Pierre Bérégovoy est bombardé à Matignon à moins d’un an des élections législatives de 1993. Laurent Fabius, quant à lui, est entre-temps arrivé à la tête d’un Parti socialiste gangrené par les luttes intestines, funestes prémices de l’après-Mitterrand.

Fabius dans le collimateur

C’est dans ce contexte qu’à l’été 1992, les quatre médecins inculpés sont jugés en correctionnelle pour "tromperie sur la qualité des produits". Cités comme témoins dans le procès, Georgina Dufoix, Edmond Hervé et Laurent Fabius passent un mauvais moment. Ils sont sifflés et insultés par le public. Jacques Vergès, qui défend un transfusé contaminé par le virus du Sida, bouleverse la séquence en portant plainte contre eux pour empoisonnement.

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Redouté des politiques, l’avocat polémique sait ce qu’il fait. Il n’ignore pas que la Haute Cour (ancêtre de la Cour de justice de la République) est la seule juridiction compétente pour examiner des faits commis par des ministres dans l’exercice de leurs fonctions. Pour les trois concernés, le calvaire commence. À l’Assemblée nationale comme au Sénat, la droite et le centre entrent en guérilla contre le gouvernement, manœuvrant pour que Fabius, Dufoix et Hervé soient traduits devant la Haute Cour.

Sur RMC, le 11 octobre, l’ex-Premier ministre s’indigne de cette ”ignominie”. “Le RPR se saisit de ce drame pour en faire une opération politicienne contre ses adversaires à cinq mois des élections”, attaque Laurent Fabius. Pour se défendre, le patron du PS dit vouloir comparaître devant une juridiction de droit commun. Afin de donner des gages de sa bonne foi, il demande parallèlement une réforme de la Haute Cour visant à limiter ses attributions aux seuls cas de haute trahison. Ce qui nécessiterait de modifier la Constitution…

"Le prix de la vérité et de l’honneur"

L’opinion publique, elle, est catégorique. Le 6 novembre, un sondage BVA fait apparaître que 80% des Français interrogés souhaitent que les trois ministres soient jugés dans l’affaire du sang contaminé.

François Mitterrand est contraint de descendre de l’Olympe. Il fait savoir à son ancien Premier ministre - considéré pendant des années comme son poulain - que sa position n’est pas tenable. Il intervient par ailleurs à la télévision le 9 novembre 1992. Face à Arlette Chabot et Ruth Elkrief, le vieux président fait comprendre qu’en attendant qu’elle soit réformée, la Haute Cour doit suivre son fonctionnement normal dans le cadre de cette affaire. Point de passe-droit, en somme. François Mitterrand se refuse par ailleurs à défendre explicitement Laurent Fabius, alors même qu’il le fera par la suite. Pour les médias, le message est clair: l’Elysée lâche Fabius.

Après moult tergiversations et psychodrames, chez les socialistes mais aussi chez les centristes qui craignent un retour de bâton à plus long terme, le premier secrétaire du PS abdique. Le 17 décembre, il réunit la presse rue de Solferino et annonce qu’il demande aux députés socialistes de "reconsidérer leur vote de la veille" en défaveur de son renvoi devant la Haute Cour. Et il ajoute:

"Je voterai moi-même l’acte d’accusation qui saisira à mon égard la Haute Cour, puisque tel est, aujourd’hui, le prix de la vérité et de l’honneur".

Le lendemain, l’Assemblée nationale vote la mise en accusation des trois anciens ministres pour “omission de porter secours”, sur la base de l’article 63 du Code pénal. Le Sénat en fait de même. “Les temps sont rudes”, écrit Laurent Fabius dans une lettre adressée au membres du PS. L’accusé le sait, il ne pourra pas faire campagne pour les législatives de mars 1993, qui marqueront l’ultime déroute électorale de l’ère Mitterrand. Il sait également, alors que tout dans son brillant parcours l’y prédestinait, qu’il ne peut espérer pouvoir un jour briguer la présidence de la République.

Relaxe

Le feuilleton judiciaire, quant à lui, s’inscrit dans le temps long. Interminable, voire. Le procès pour "homicide involontaires et atteintes involontaires à l’intégrité des personnes" des trois ministres ne débute finalement que le 9 février 1999. Les allers-retours incessants, entre prescriptions des faits, non-lieux requis et requalifications, aboutissent à la relaxe définitive de Laurent Fabius et Georgina Dufoix.

Dans cette décision du 9 mars 1999, la CJR souligne que l’action de l’ex-Premier ministre "a contribué à accélérer les processus décisionnels". En d’autres termes, à éviter de nouvelles victimes. En revanche, Edmond Hervé est condamné pour manquement à une obligation de sécurité ou de prudence, mais dispensé de peine au motif qu’il a été "soumis, avant jugement, à des appréciations excessives".

Dans une récente série documentaire de La Chaîne parlementaire consacrée à l’exercice du pouvoir à Matignon, Laurent Fabius, devenu président du Conseil constitutionnel, dit quelques mots sur ce cruel chapitre:

"Pendant dix ans de ma vie, (...) j’étais présenté aux yeux de l’opinion comme étant un assassin, responsable de la mort de milliers de personnes. (...) C’est quelque chose qui est extrêmement lourd. (...) Il était impossible que je me présente avec des chances sérieuses de l’emporter dans ces conditions."


> A SUIVRE, EPISODE 3 DE "LE POUVOIR FACE A LA CRISE", LE KRACH DE 2008

Article original publié sur BFMTV.com