Tour de France: "Ce serait jeter des forces par la fenêtre", les échappées publicitaires condamnées à mourir?
Personne ne vous en voudra d’avoir piqué du nez devant votre télé. Au lendemain d’une longue sieste de cinq heures seulement interrompue par le show signé Mark Cavendish, les suiveurs du Tour de France ont une nouvelle fois mangé leur pain noir ce jeudi, à l’occasion de la sixième étape entre Mâcon et Dijon. Entre deux traversées de vignobles, il y a bien eu un coup de pouce de la météo et quelques petites tentatives de bordures dans le vent pour nous empêcher de plonger dans un profond sommeil, sans oublier la chute qui a notamment envoyé à terre Warren Barguil dans le final, mais pas grand-chose de plus. Selon un scénario cousu de fil blanc, la victoire est revenue à un sprinteur aux grosses cuisses: le Néerlandais Dylan Groenewegen et ses fameuses lunettes "Batman".
De moins en moins de candidats
La conclusion d’une journée qui aura cruellement manqué d’un brin de folie. Sur la route des grands vins de Bourgogne, seuls deux coureurs ont timidement tenté de chambouler le synopsis convenu à l'avance: le maillot à pois norvégien Jonas Abrahamsen (Uno-X Mobility), venu cueillir le seul point en jeu sur le Col du Bois-Clair, et l’Alsacien Axel Zingle (Cofidis), qui avait visiblement loupé le briefing de ses patrons le matin tant il s’est fait publiquement recadrer par son manager Cédric Vasseur. Ce duo a résisté à peine vingt kilomètres avant d’abdiquer. Personne n'a jugé bon de venir les aider dans leur tentative. La veille, le numéro de Clément Russo (Groupama-FDJ) et Mattéo Vercher (TotalEnergies) avait tenu une centaine de bornes, puis la longue procession du peloton avait repris son cours. Lundi, Fabien Grellier (TotalEnergies) était resté seul devant du km 164 au km 200, sans jamais atteindre la minute d'avance, juste le temps de passer une côte en tête.
Est-ce la fin des fameuses échappées publicitaires? Pourquoi les coureurs sont de moins en moins nombreux à vouloir renverser la table sur le plat? Faut-il y voir une forme de résignation face à la puissance des équipes de sprinteurs qui cannibalisent ce genre d’étape? "Tout le monde n'est pas motivé quand il y a du vent de face. Moi j'avais l'opportunité de m'amuser et c’est toujours plaisant d’ouvrir la route du Tour. Et puis j’étais à côté de la maison. J'étais sur mes terres, l'opportunité s'est présentée. Il fallait faire vivre ce Tour", racontait mercredi le natif de Lyon, Clément Russo, pas spécialement frustré ni déçu. "C’est vrai que ça devient de plus en plus difficile. Plusieurs équipes misent sur leurs sprinteurs. Ce n’est pas notre cas donc on part à l’avant. Si nous on ne met pas de coureurs à l’avant, on néglige ce Tour. Peut-être qu’il y aura plus d’opportunités par la suite quand les sprinteurs seront fatigués. Il faut tenter au jour le jour, en espérant être là quand ce sera la bonne", embrayait Anthony Turgis, coéquipier de Mattéo Vercher chez TotalEnergies, qui rappelait la performance réussie l’an dernier par Kasper Asgreen sur la 18e étape.
Le coup de gueule de Pineau
Parti dans une échappée dès le kilomètre zéro, avec Victor Campenaerts et, déjà, Jonas Abrahamsen, le Danois avait résisté au retour de la meute pour décrocher son premier succès sur la plus belle course au monde. Les abandons de certains sprinteurs et la fatigue accumulée par le peloton pendant trois semaines l’avaient sans doute aidé dans sa quête. Mais il est cité par beaucoup comme un exemple à suivre, la preuve qu’il est toujours possible de faire taire les bookmakers. Le sujet a le don d’agacer l’ancien coureur et manager Jérôme Pineau, consultant pour la radio digitale de RMC 100% Route. "Dans les équipes qui ont des leaders pour le classement général ou les sprints, les directeurs sportifs demandent généralement à leurs coureurs de garder des forces et de ne pas aller dans l'échappée quand c’est tout plat. Mais il y a des équipes qui devraient tenter de créer l'exploit. Elles n’auront pas beaucoup d’autres opportunités. C'est le moment de faire un bout devant, de montrer le maillot et le sponsor, et ça permet d'entretenir une flamme positive. Être à l'avant permet de reprendre confiance. C’est toujours plus sympa que de traîner en queue de peloton", dit-il.
Pour lui, cette frilosité ambiante ne répond à aucune logique. "Contrairement à une idée reçue, on ne laisse pas beaucoup d'énergie à l'avant. Il y a des coureurs qui rentreront chez eux à la fin du Tour en ayant pas mal de regrets. Ils manquent l'occasion de montrer au monde entier qu'ils sont coureurs pros. J’en suis le meilleur exemple avec ma victoire sur le Giro en 2010. Un coureur français s'était foutu de moi en me disant que c'était suicidaire. Mais moi aujourd'hui j'ai une étape du Giro à mon palmarès! Le Tour, ce n'est pas une course de pinpins, il y a 5h30 de direct, c'est le moment les mecs!" Cédric Vasseur est lui tout sauf surpris de ne voir qu’un ou deux coureurs filer à l’avant sur les étapes de plaine depuis le début de ce Tour.
Un scénario différent pour la suite du Tour?
"Beaucoup d’équipes ont aligné un sprinteur et n’ont aucun intérêt à aller dans ces échappées. D’autres visent le général et ne veulent pas se disperser ou se fatiguer alors qu’on sait que l’issue est quasiment inévitable. Le Tour est long, des gars se diront peut-être en troisième semaine que ça vaut le coup d’y aller. Mais là on est encore dans un mode de gestion. Seul un fort vent de côté aurait pu créer des mouvements de course aujourd’hui", souligne le manager de Cofidis, qui a d’ailleurs reproché à son coureur Axel Zingle d’avoir pris sa chance pendant une poignée de kilomètres alors qu’il était censé rester au chaud pour protéger son leader Bryan Coquard en vue du sprint. Même discours du côté de Stéphane Heulot, manager général de la formation belge Lotto Dstny, construite autour d’Arnaud De Lie, 4e à Saint-Vulbas et 5e à Dijon après le déclassement de Jasper Philipsen.
"Faire une échappée publicitaire, est-ce que ça en vaut vraiment la chandelle? On sait qu’il y a un filtrage qui s’opère et qu’on ne laisse jamais plus de trois-quatre coureurs partir. Le panache, le courage, l’engagement, c’est bien, mais quand le vent est défavorable ça devient compliqué d’imaginer une issue positive. Ce serait jeter des forces par la fenêtre. Il y aura des échappées, mais là on n’est qu’en début de Tour", appuie Heulot, qui ne veut pas croire que le barème d’attribution de points instauré par l’UCI pousse les équipes à tirer un trait sur les échappées pour se concentrer sur les sprints. "Ce serait triste de réfléchir comme ça", dit-il. "Les points viennent avec la victoire. Ce serait dommage de penser seulement à placer des coureurs pour amasser le plus de points. Chacun a sa politique interne. On approche de l’échéance par rapport à la relégation donc il y a un petit focus là-dessus mais je pense surtout qu’aujourd’hui il n’y avait pas un grand intérêt stratégique à se lancer comme ça dans la bataille."
Après le premier contre-la-montre de ce Tour programmé au cœur du vignoble bourguignon vendredi, une lutte entre baroudeurs et sprinteurs est attendue samedi entre Semur-en-Auxois - Colombey-les-deux-Églises. Et cette fois, promis, une échappée fournie se chargera de vous sortir de votre sieste.