Même en période électorale, les enseignants ont bien le droit de participer à des manifestations publiques

Les fonctionnaires ont un "devoir de neutralité" dans l'exercice de leurs fonctions, et sont soumis à un "devoir de réserve" en dehors, qui ne les empêche toutefois pas d'exercer leur liberté d'opinion de citoyens. Parallèlement, comme pour chaque élection, les législatives des 30 juin et 7 juillet 2024 sont précédées d'une "période de réserve électorale" pour les représentants de l'Etat. Dans ce contexte, des enseignants de plusieurs académies ont reçu des courriels de leurs rectorats leur demandant de ne participer à aucune manifestation ou cérémonie publique "à caractère pré-électoral". Mais ces consignes étaient excessives au regard des textes : période électorale ou pas, les enseignants ont bien le droit de manifester ou participer à des réunions politiques en dehors de leurs fonctions, tant que leur expression reste mesurée, ont confirmé à l'AFP le ministère de l'Education nationale et un professeur de droit. Un cadre fondé sur le Code général de la fonction publique et la jurisprudence.

Après l'annonce de la dissolution de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron le 9 juin 2024 dans le sillage de l'échec du camp présidentiel aux élections européennes et de la victoire du Rassemblement national, des législatives seront organisées les 30 juin et 7 juillet 2024 (archive). Face à la perspective d'une victoire du RN, des manifestations contre l'extrême droite ont lieu régulièrement depuis à travers la France (archives 1, 2).

Comme pour chaque élection, une "période de réserve" pour les membres du gouvernement, du corps préfectoral, et pour l'ensemble des agents publics s'est ainsi ouverte (archive). Elle court du 10 juin au 7 juillet 2024 (archive). Cette règle coutumière, c'est-à-dire non inscrite dans une loi, vise à garantir la stricte neutralité de l'Etat dans cette période particulière.

Dans ce contexte, des personnels de l'Education nationale de plusieurs académies, dont celle de Rennes dès le 11 juin 2024, mais aussi de Nantes, Orléans ou du Territoire de Belfort par exemple, ont reçu des emails de leurs rectorats et directions académiques (DASEN) respectifs les enjoignant à "s'abstenir de participer à toute manifestation ou cérémonie publique susceptible de présenter un caractère pré-électoral".

On peut lire cette instruction dans l'un de ces courriels, en date du 13 juin 2024, obtenu par l'AFP :

<span>Capture d'écran, réalisée le 20 juin 2024, d'un mail du rectorat de Rennes</span>
Capture d'écran, réalisée le 20 juin 2024, d'un mail du rectorat de Rennes

D'autres évoquaient seulement la participation à des "cérémonies publiques susceptibles de présenter un caractère pré-électoral" :

<span>Capture d'écran, réalisée le 20 juin 2024, d'un courrier d'un rectorat aux personnels de l'Education nationale </span>
Capture d'écran, réalisée le 20 juin 2024, d'un courrier d'un rectorat aux personnels de l'Education nationale

Ces courriels ont immédiatement suscité un tollé dans les rangs des enseignants, certains syndicats y voyant des "consignes abusives" et des "tentatives d'intimidation" à l'approche du premier tour du scrutin.

"L'obligation de réserve en période électorale ne peut être le prétexte de restreindre l'exercice libre de la citoyenneté et de formuler des injonctions qui contrediraient le respect des droits", a fait valoir le SUI-FSU, qui représente les personnels de l'inspection pédagogique, sur X dès le 11 juin (archive). "Les inspecteurs ne sont pas des sous-citoyens. En dehors de l’exercice de nos fonctions, nous sommes libres de participer à des manifestations publiques et de nous y exprimer !", a insisté son secrétaire général Eric Nicollet (archive).

<span>Capture d'écran, réalisée le 21 juin 2024, d'un tweet d'Eric Nicollet, secrétaire général du SUI-FSU, relayant un courrier de la Direction des services départementaux de l'Education nationale de l'Eure</span>
Capture d'écran, réalisée le 21 juin 2024, d'un tweet d'Eric Nicollet, secrétaire général du SUI-FSU, relayant un courrier de la Direction des services départementaux de l'Education nationale de l'Eure

Ces consignes avancent, d'une part, que les instructions valent pour tous les fonctionnaires - ce qui, nous le verrons plus loin, n'est pas le cas, comme l'a d'ailleurs confirmé le ministère de l'Education nationale à l'AFP. D'autre part, elles ne précisent pas si elles s'appliquent lorsque les agents de l'Etat sont dans l'exercice de leurs fonctions ou en dehors - ce qui laisse entendre, à tort, qu'elles concernent tous les types de situation.

Enfin, elles laissent entendre que la période électorale modifierait les règles habituelles de réserve des enseignants - ce qui n'est pas le cas.

Obligation de neutralité dans l'exercice des fonctions

Devant la levée de boucliers, des rectorats ont envoyé rapidement des rectificatifs - certains, consultés par l'AFP, demandant de "ne pas tenir compte" des précédents courriels qui étaient "à destination des personnels d’encadrement du second degré et des corps d'inspection qui sont amenés à participer à des manifestations publiques et à des cérémonies officielles sur la période".

Le ministère de l'Education nationale a toutefois souligné le 20 juin 2024 dans un mail à l'AFP que les inspecteurs n'étaient pas concernés par ces instructions et pouvaient participer à des "manifestations politiques" tant que leur expression restait "mesurée" - nous verrons plus loin qu'il s'agit en définitive des règles qui ont habituellement cours dans la fonction publique, période électorale ou pas.

"Les fonctionnaires sont tenus à une obligation de neutralité dans l'exercice de leurs fonctions ; en dehors, ils conservent un devoir de réserve, dont l'étendue dépend notamment de leur niveau hiérarchique. Ce devoir ne fait pas obstacle à ce que les personnels (par exemple inspecteur ou Perdir) [personnels de direction, NDLR] participent à une manifestation politique, mais ils doivent mesurer leur expression et ne pas se prévaloir de leur statut dans une expression personnelle", a précisé le ministère dans ce mail.

Les consignes autour d'une abstention de participation à "une manifestation ou une cérémonie publique susceptible de présenter un caractère pré-électoral" concernent "le haut encadrement", a-t-il ajouté, en confirmant bien que les inspecteurs n'en faisaient pas partie.

<span>Des panneaux électoraux pour les élections législatives à Trèves (Rhône), près de Lyon, le 19 juin 2024</span><div><span>JEAN-PHILIPPE KSIAZEK</span><span>AFP</span></div>
Des panneaux électoraux pour les élections législatives à Trèves (Rhône), près de Lyon, le 19 juin 2024
JEAN-PHILIPPE KSIAZEKAFP

Manifester en dehors de ses fonctions

Concrètement, "avant chaque élection, l'Etat fait passer le message, par les rectorats et autres services administratifs, qu'en vertu d'une tradition républicaine, il y a obligation de réserve électorale pendant la campagne : cela veut dire que dans leurs fonctions, les agents publics ne doivent pas apporter leur soutien à des candidats. Mais cela est en fait toujours le cas : dans leurs fonctions, ils ont une obligation de neutralité ; en revanche, en dehors de leurs fonctions, ils peuvent évidemment participer à des manifestations", a expliqué Thomas Hochmann, professeur de droit public à l'Université Paris Nanterre, à l'AFP le 20 juin 2024 (archive).

Dans l'exercice de leurs fonctions, les fonctionnaires ont en effet une "obligation de neutralité" en vertu de l'article L121-2 du Code général de la fonction publique (archive). Mais comme pour tout citoyen, la liberté d'opinion leur est "garantie", par l'article L111-1 de ce même Code (archive).

Hors de leurs fonctions, ils doivent toutefois "s'exprimer avec modération", souligne Thomas Hochmann : "S'ils brûlent une effigie du président de la République ou tiennent des propos orduriers, il est possible qu'on leur reproche un manquement à leur obligation de réserve et qu'ils fassent l'objet de sanctions disciplinaires. Mais en revanche, on ne peut pas leur reprocher d'avoir simplement participé à une manifestation en dehors de leurs fonctions".

Question de hiérarchie

Il existe néanmoins des nuances dans cette obligation de réserve - comme le montre d'ailleurs le mail du ministère de l'Education nationale lorsqu'il relève le cas du "haut encadrement".

"Plus on est haut dans la hiérarchie, plus on va donner l'impression de représenter l'administration en quelque sorte même en dehors de ses fonctions, plus l'obligation de réserve va donc être appréciée strictement", explique Thomas Hochmann. Mais aucun texte de loi ne précisant cette gradation, c'est la jurisprudence qui prévaut : la situation est "appréciée au cas par cas par l'autorité judiciaire, l'administration qui punit ou le juge administratif. On en déduit que le fonctionnaire lambda aura une obligation de réserve moins stricte que le préfet par exemple", explique-t-il.

"L'obligation de réserve est une construction jurisprudentielle complexe qui varie d'intensité en fonction de critères divers (place de l'agent public dans la hiérarchie, circonstances dans lesquelles il s'est exprimé, modalités et formes de cette expression)", relève ainsi le ministère de la Transformation et la Fonction publiques sur son site (archive).

"C'est seulement les hauts fonctionnaires qui ont l'obligation la plus forte", abonde auprès de l'AFP Sophie Vénétitay, secrétaire générale du Snes-FSU, principal syndicat du second degré - en l'occurrence recteurs et directeurs académiques des services de l'Education nationale (Dasen) selon Guislaine David, secrétaire générale de la FSU-Snuipp, principal syndicat du primaire.

Reste que "même pour les hauts fonctionnaires, il n'y a pas d'interdiction totale de participer à des manifestations", conclut Thomas Hochmann.

"Copier-coller"

Dans ces conditions, pourquoi certains rectorats ont-ils pu généraliser les instructions à l'ensemble des enseignants ?

Dans l'académie de Rennes, le recteur Emmanuel Ethis a assuré le 12 juin à l'agence de presse spécialisée AEF Info qu'il y avait eu une "erreur d'envoi", et Arnaud Guilbert, son directeur de cabinet, a reconnu que le terme "manifestation" avait pu prêter à confusion : "Nous entendions par là un événement public, alors qu’il a pu être compris comme une interdiction de participer aux manifestations prévues pendant le week-end", a-t-il indiqué (archive).

"Au niveau du Vaucluse, la DSDEN a bien fait suivre le courrier de la Préfecture concernant la période de réserve électorale aux IEN.
Le secrétariat de la circonscription d'Avignon 2 a envoyé ce courrier aux directeurs d'école, ce qui a créé des interrogations chez un responsable syndical et l'inspectrice de cette circonscription a donc envoyé un erratum aux directeurs d'école pour leur dire qu'ils n’étaient pas concernés", a fait savoir vendredi à l'AFP le ministère de l'Education nationale.

Pour Guislaine David, de la FSU-Snuipp, les Directions des services départementaux de l'Education nationale (DSDEN) et les rectorats ont "pris pour argent comptant pour tous les fonctionnaires" un courrier émanant du ministère de l'Intérieur à l'attention des préfectures qui rappelait les règles dans la fonction publique en cette période de réserve électorale. "Ils ont fait un copier-coller et ils l'ont envoyé à tous les fonctionnaires. Certains ont eu l'intelligence d'esprit de se dire qu'il n'y a que les DASEN et les recteurs qui sont soumis au droit de réserve et il y a les autres", raconte Mme David.

Dans une note à destination des préfets en date du 10 juin 2024, Didier Martin, secrétaire général du ministère de l'Intérieur et des Outre-mer, rappelait en effet les instructions avant les législatives. Il mentionnait bien la nécessité de s'"abstenir de participer à toute manifestation ou cérémonie publique susceptible de présenter un caractère pré-électoral" - des termes que l'on retrouve dans les courriels aux enseignants de certains rectorats.

<span>Capture d'écran, réalisée le 20 juin 2024, du courrier du secrétaire général du ministère de l'Intérieur et des Outre-Mer Didier Martin aux préfets à propos de la période de réserve</span>
Capture d'écran, réalisée le 20 juin 2024, du courrier du secrétaire général du ministère de l'Intérieur et des Outre-Mer Didier Martin aux préfets à propos de la période de réserve

Dans cette période électorale avant les législatives, l'AFP a déjà vérifié des informations trompeuses ou fausses, comme ici ou ici.

21 juin 2024 Ajoute avec citations concernant l'Académie d'Aix Marseille