Les entreprises françaises au Sénégal paient des impôts sur place, affirment des experts

Après l’investiture début avril du nouveau président sénégalais, Bassirou Diomaye Faye, une rumeur persistante sur les réseaux sociaux lui attribue la décision d’exiger des entreprises françaises installées au Sénégal de payer "désormais" leurs impôts localement. Ce message laisse croire que ces compagnies payent actuellement leurs impôts en France. Mais "c’est faux", réagissent des experts fiscaux contactés par l’AFP. La présidence sénégalaise dément par ailleurs ce message prêté au nouveau chef d’Etat.

"Désormais, les entreprises françaises basées au Sénégal devront payer leurs impôts au trésor Sénégalais et non en France (sic)", lit-on dans bon nombre de publications diffusées sur Facebook (1,2), WhatsApp, X (ex-Twitter).

Ces messages cumulent des centaines de partages au Sénégal et dans les pays voisins comme la Côte d’Ivoire. Ils sont aussi relayés par des médias en ligne (comme ici) et faussement attribués au président nouvellement élu, Bassirou Diomaye Faye.

<span>Capture d'écran d'une publication sur Facebook, réalisée le 26 avril 2024</span>
Capture d'écran d'une publication sur Facebook, réalisée le 26 avril 2024

Cette prétendue déclaration du nouveau chef d’Etat sénégalais circule depuis la cérémonie de son investiture, le 2 avril 2024, et surfe sur le discours souverainiste qu’il tenait durant sa campagne électorale en mars.

"Il n’a pas tenu ces propos", dément cependant, lapidaire, la présidence sénégalaise, contactée par l’AFP le 23 avril. Plusieurs spécialistes des questions de fiscalité ont également expliqué à l'AFP que ces messages sont totalement infondés.

En parallèle de cette rumeur diffusée sur les réseaux sociaux – laissant croire que des entreprises françaises opèrent au Sénégal sans y payer d’impôts –, une série d’allégations virales et hostiles à la France sont publiées sur X ces dernières semaines, en particulier par l’influenceur américain pro-russe aux millions d’abonnés Jackson Hinkle (comme ici).

270 entreprises françaises paient déjà des impôts au Sénégal

Joint par l’AFP, Thierno Thioune, économiste et directeur du Centre de Recherches Economiques Appliquées (CREA) de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar, pointe que le message actuellement diffusé sur les réseaux sociaux est infondé et en totale contradiction avec les textes législatifs sénégalais (lien archivé ici).

En effet, explique-il, "conformément au Code général des impôts du Sénégal, les entreprises françaises ayant une présence physique au Sénégal sont tenues de s'acquitter de leurs obligations fiscales au Sénégal. Cela inclut le paiement de tous les impôts locaux pertinents, notamment l'impôt sur les sociétés, la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) et d'autres taxes indirectes."

M. Thioune indique par ailleurs que les entreprises françaises implantées au Sénégal peuvent être soumises à certaines obligations fiscales en France, telles que l'impôt sur les sociétés et la contribution sociale généralisée (CSG), en fonction de leur statut juridique et de leur forme organisationnelle.

Toutefois, souligne-t-il, "les revenus générés au Sénégal ne sont normalement pas imposables en France, conformément aux conventions fiscales internationales existant entre la France et le Sénégal, qui prévoient des dispositions spécifiques pour éviter la double imposition et garantir que les entreprises ne soient pas imposées deux fois sur le même revenu."

En effet, la législation française sur les impôts souligne que "les bénéfices réalisés dans des entreprises exploitées à l'étranger par des sociétés ayant leur siège en France se trouvent soustraits à l'application de l'impôt français, même si la comptabilité de ces exploitations est centralisée en France" (lien archivé ici).

Il existe par ailleurs une convention (archivée ici) signée en mars 1974 entre les gouvernements sénégalais et français tendant à éviter les doubles impositions ; elle est encore appliquée de nos jours et détaillée ici sur le site du bulletin officiel des finances publiques.

Le paiement des impôts au Sénégal par les entreprises étrangères et notamment françaises est un fait établi, abonde l’économiste sénégalais N’dongo Samba Sylla, co-auteur de l’ouvrage "L'arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA". Il note par ailleurs que les impôts indirects sont les principales sources de revenus fiscales de l’Etat sénégalais et que les entreprises françaises "paient pas mal quand même". "Est-ce que c’est le montant qu’il faudrait ? Je laisse cette analyse aux spécialistes", ponctue-t-il.

En effet, les ressources de l'Etat sénégalais "sont constituées essentiellement des recettes fiscales" indique un document du ministère des Finances sur sa stratégie de mobilisation des recettes fiscales entre 2020 et 2025 (archivé ici). Cette même archive précise que "près de 61,0% des recettes budgétaires du Sénégal est assuré par la Direction générale des impôts et des Domaines (DGID)". 

Capture d'écran prise sur un document du ministère des Finances sénégalais sur sa stratégie de mobilisation des recettes fiscales entre 2020 et 2025, le 29 avril 2024

Ces informations sont aussi corroborées par le porte-parole de l’ambassade de France au Sénégal. Auprès de l'AFP, il ajoute que les firmes françaises sont soumises au code général des Impôts sénégalais "au même titre que toutes les entreprises, sénégalaises ou étrangères".

Le porte-parole précise que 270 entreprises françaises sont répertoriées au Sénégal et que toutes "paient bien sûr des impôts au Sénégal et apportent une contribution majeure à l’économie sénégalaise, notamment à l’emploi formel -avec environ 30.000 emplois directs, pour un chiffre global de 340.000 emplois formels au Sénégal-, et bien sûr aux recettes fiscales de l’État sénégalais."

En 2021, selon un document de l'ambassade de France au Sénégal et en Gambie, "les filiales d’entreprises françaises, et entités de droit sénégalais détenues par des ressortissants français" représentent "plus du quart" des  "recettes fiscales au Sénégal" (lien archivé ici).

L’AFP a également contacté la chambre des investisseurs européens au Sénégal dont le président, François Cherpion, affirme que leurs entreprises membres "sont toutes de droit sénégalais et non seulement payent leurs impôts au Sénégal, mais déclarent leurs employés et payent leurs charges sociales ici au Sénégal" (lien archivé ici).

Il se désole de la propagation de fausses informations "qui nuisent aux intérêts des populations, et aux bonnes relations entre le pays de la Teranga et l’Union Européenne".

Dans une dépêche de l'AFP publiée en juin 2023, la filiale sénégalaise de la société française Auchan révélait par exemple avoir versé 23 milliards de francs CFA (35 millions d'euros) d'impôts, droits et taxes à l'Etat sénégalais en 2022 (lien archivé ici).

<span>Un supermarché du groupe français Auchan le 24 octobre 2017 dans le quartier Yoff de Dakar</span><div><span>SEYLLOU</span><span>AFP</span></div>
Un supermarché du groupe français Auchan le 24 octobre 2017 dans le quartier Yoff de Dakar
SEYLLOUAFP

Un vaste état des lieux économique 

Le 9 avril, une semaine après sa prise officielle de fonction, Bassirou Diomaye Faye a demandé à son Premier ministre Ousmane Sonko un vaste état des lieux de la situation économique et financière et d'élaborer un plan d'action, selon un communiqué publié par les autorités sénégalaises (dépêche AFP archivée ici).

Son programme politique, déployé lors de ses meetings aux côtés de son mentor Ousmane Sonko, prévoit notamment de "rééquilibrer" les partenariats internationaux du Sénégal et de renouveler sa relation avec la France, ex-puissance coloniale de la région, qui est son premier partenaire commercial (dépêche AFP archivée ici).

M. Faye, investi début avril après sa large victoire à la présidentielle sur la promesse de "changer le système" a demandé à M. Sonko de "procéder à une revue générale des programmes et projets", de dresser "la situation générale des finances publiques", de la coopération internationale et des partenariats public-privé, indique un communiqué publié après le premier conseil des ministres du nouveau pouvoir en place (archivé ici).

Le nouveau chef d’Etat a déclaré devant les ministres avoir été élu en vue d'une "rupture en profondeur" et d'une "transformation du système à tous les niveaux de la vie économique et sociale". Il a dit observer une montée "des impatiences et des exigences des populations" devant la situation économique du pays.

M. Faye prend la tête d'un pays de 18 millions d'habitants où la pauvreté touche au moins un Sénégalais sur trois, avec un chômage officiellement aux environs de 20%, des inégalités persistantes, un endettement lourd et une inflation élevée. L'investissement a été ralenti par trois années de tensions socio-politiques.

Dans ce pays où 75% de la population a moins de 35 ans, les jeunes sont de plus en plus nombreux à fuir la pauvreté et prendre le chemin de l'émigration clandestine vers l'Europe, en dépit des périls.