Cyclisme: Lefevere-Alaphilippe, l'attaque de trop?

Un dirigeant aux anges face à son poulain, et une embrassade chaleureuse, paternelle presque, certainement pas surjouée. C'était en avril 2021. Via un "bang" sur les réseaux sociaux et une vidéo spécifiquement préparée pour l'occasion, la Deceuninck–Quick Step (qui deviendra Soudal-Quick Step en 2023) annonçait en grande pompe la prolongation pour trois ans, jusqu'en 2024, de son champion du monde Julian Alaphilippe.

"C'est une nouvelle fabuleuse que Julian ait accepté de rester avec nous pour trois années supplémentaires. Il a rejoint l'équipe alors qu'il n'avait que 21 ans (fin 2013, NDLR), et même si nous savions qu'il avait du talent et des capacités, nous sommes très fiers de le voir évoluer vers la stature qu'il a aujourd'hui dans le sport", se réjouissait alors Patrick Lefevere, l'emblématique patron de la formation cycliste belge, avant d'énumérer les succès marquants du coureur français, alors décrit comme son protégé, son chouchou. "Nous l'avons vu grandir en tant que coureur, mais aussi en tant que personne", complétait d'ailleurs le manager, s'éloignant du pur sportif. "Les gens s'attachent à lui parce qu'il a la personnalité d'un leader mais aussi d'un coéquipier fantastique, qui travaille dur pour toute l'équipe."

C'était il y a donc moins de trois ans. Depuis, le torchon a brûlé. Et, en cette fin février, une nouvelle étape a été franchie avec une sortie au vitriol de Lefevere sur Alaph', coupable selon lui d'avoir une mauvaise hygiène de vie ("Je pense que chez lui, il y a eu trop de fêtes et trop d’alcool")... et d'être "sous la coupe de Marion Rousse", sa compagne. Une attaque personnelle, inélégante, rapidement dénoncée par l'ancienne coureuse et patronne du Tour de France féminin.

"Quels que soient les sentiments de Monsieur Lefevere à mon égard, il est inadmissible de s'attaquer comme il le fait à notre vie privée", a déploré Marion Rousse. Ajoutant: "Merci désormais de cesser de parler à tort et à travers et de faire preuve de davantage de respect et... de classe."

Car comme le fait comprendre la célèbre consultante, ce n'est pas la première fois que Lefevere tire publiquement sur son coureur. Depuis deux ans environ, le bientôt septuagénaire a même pris l'habitude de verser dans ce jeu malsain.

Une chute terrible, et le début du désamour

Revenons à ce mois d'avril 2021. Quelques jours après l'annonce de sa prolongation, Julian Alaphilippe fait honneur à son statut de leader en remportant la Flèche wallonne, et en prenant la deuxième place sur le Monument Liège-Bastogne-Liège. Les mois suivants sont aussi radieux, avec une victoire sur la 1re étape du Tour de France avec port du maillot jaune à la clé, et surtout ce deuxième maillot arc-en-ciel de champion du monde décroché en Belgique, là où tous ses rivaux lui avaient mis une cible dans le dos. Alaphilippe semble encore au sommet de son art malgré l'émergence de la nouvelle génération dorée, Lefevere est un patron comblé. Mais en 2022, tout se complique.

Fin avril, Julian Alaphilippe est victime d'une terrible chute sur Liège-Bastogne-Liège. Diagnostic: deux côtes et une omoplate cassées, un pneumothorax, et plusieurs semaines loin du peloton. De quoi émouvoir son boss? Pas vraiment. Agacé par la "malchance" du Français, Lefevere ne lui offre aucun passe-droit et ne l'envoie pas sur le Tour de France 2022. Si le double champion du monde ne bronche pas, le milieu du cyclisme tricolore monte au front pour lui. Notamment Christian Prudhomme, directeur de la Grande Boucle.

"Le plus important c’est évidemment sa santé, il n’y a aucun doute là-dessus", explique le patron du Tour fin juin, dans le Super Moscato Show sur RMC. "C’est ce qui compte et j’espère qu’il nous fera une très belle fin d’année et qu’il sera peut-être encore champion du monde. Mais ce qui me gêne un peu c’est que cela semble être contre sa volonté. Il a répété à moult reprises ces derniers jours qu’il avait très envie de faire le Tour et il ne sera pas au départ. Evidemment je le regrette et je crois qu’il le regrette encore plus que moi."

Un salaire problématique pour Lefevere

Sauf que Lefevere n'est pas du genre à revenir sur ses choix. Dans une interview au Het Nieuwsblad, le boss de la Quick Step assume. "Ce n'est pas un beau message, mais j'ai expliqué à Julian quelle est notre vision. Julian l'a compris", déclare-t-il alors, en restant toutefois mesuré. Pourtant, en août 2022, le ton monte. Commentant la sélection d'Alaphilippe pour le Tour d'Espagne, Patrick Lefevere commence à lui mettre la pression.

"J'espère surtout qu'il ne répétera pas son coup de l'année dernière où il a couru le Tour de France en fonction du championnat du monde. Cela peut être fait une fois, mais en principe je ne le paie pas pour cela", prévient Lefevere. "Ok, il a eu beaucoup d'échecs, la saison n'a pas été facile pour lui. Mais ce n'était pas facile pour moi non plus, son patron." Pour Lefevere, le problème est double: non seulement Alaphilippe ne gagne peu ou plus (une étape du Tour du Pays Basque et une étape du Tour de Wallonie en 2022), mais il lui coûte cher depuis sa prolongation XXL en 2021. Très cher même, avec un salaire annuel estimé à 2,3 millions d'euros. Trop cher pour le dirigeant belge, qui le fait savoir.

"Je défendrai toujours mes coureurs, mais c'est un peu plus facile avec quelqu'un qui gagne 70.000 euros qu'avec quelqu'un qui gagne six zéros", poursuit-il dans son entretien à De Morgen.

Les vannes sont ouvertes. En décembre 2022, Lefevere - qui n'a désormais d'yeux que pour son prodige Remco Evenepoel - accentue son pressing sur Alaph' avant le début de la saison 2023, toujours sur le même thème. "Je veux qu'il se reprenne", dit-il à la Dernière Heure. "Il me doit une revanche. Julian a un salaire de champion mais il doit confirmer qu'il en est toujours un. Qu'il ne soit plus champion du monde, je m'en fiche, mais ces dernières années, il n'a pas gagné grand-chose." "Oui, il a eu beaucoup de malchance, mais ce sont toujours les mêmes qui sont chanceux et les mêmes qui ont la poisse...", ajoute-t-il, lapidaire avec un coureur qui lui est pourtant fidèle depuis son passage professionnel en 2014.

Un pressing permanent

Silencieux jusque-là, Julian Alaphilippe commence à se défendre. Et fait part d'une certaine incompréhension. "À chaque fois que j'ai eu des discussions avec lui (Lefevere, NDLR), ça s'est bien passé", confie-t-il à L'Equipe en janvier 2023. "Jamais il ne m'a dit des choses pareilles en face. Pour être honnête, j'ai été un peu surpris de lire ça. S'il avait le moindre problème avec moi, je pense qu'il m'en aurait parlé en premier. Donc bon... Je ne m'en soucie pas du tout." Lefevere contre-attaque les jours suivants: "Il dit que nous n’avons pas eu cette conversation, je dis que nous l’avons fait. Sa femme et son manager étaient là", affirme-t-il. "Je lui ai dit que je n'étais pas content du tout. Je comprends ses maladies et ses chutes, mais tu ne peux pas continuer à te cacher derrière ça. C'était la froide vérité."

La stratégie - si c'en est une - ne porte pas spécialement ses fruits. Julian Alaphilippe lève les bras sur la Faun Ardèche Classic, mais son début d'année 2023 reste mitigé, du moins loin de ses performances passées. Et Lefevere n'est pas satisfait. "Il faut être honnête, quand Julian Alaphilippe brillait ces dernières années il n'y avait pas Van der Poel, Pogacar, Van Aert. Tous ces phénomènes-là. Mais c'est à lui de répondre avec ses pédales", lâche le dirigeant belge mi-avril dans le podcast "Grand Plateau" de RMC. Avant d'en remettre une couche sur son nouveau thème favori: les émoluments du champion déchu.

"J'ai appris une très belle expression en français: 'Dans la vie, tout le monde doit justifier son salaire.' Le salaire, il l'a pour trois saisons jusqu'en 2024. On peut dire 'heureusement qu'il est devenu deux fois champion du monde'. (...) Je l'aime bien, comme tout le monde. Comment tu ne peux pas aimer Julian? Mais je dois être réaliste: il mange une grande partie de mon budget et je veux quand même aussi des résultats."

Il devient dès lors évident que la fin de la collaboration approche, et qu'Alaphilippe ne prolongera pas au-delà de 2024. D'autant que la suite de la saison 2023 est assez maigre en bouquets. Malgré une belle victoire d'étape sur le Dauphiné début juin (sa dernière en date), Alaphilippe ne brille pas sur le Tour de France, pas plus qu'aux Mondiaux ou sur les classiques automnales en Italie.

Sa saison dernière s'achève dans la discrétion au Japon, la nouvelle commence également à l'autre bout du monde, avec le Tour Down Under en janvier. C'est d'ailleurs avant son départ pour l'Australie que le double champion du monde découvre une nouvelle saillie Lefeveresque. Début janvier, Lefevere explique qu'Alaphilippe ne jouera pas au "domestique" de Remco Evenepoel sur le Tour de France, et qu'il ira plutôt se casser les pattes sur le Giro en mai. Avec un commentaire dont chacun appréciera la pertinence: "Je pense que le Giro convient à son style de coureur impulsif, pas toujours intelligent, mais que les gens aiment." Le ton est donné. 2024 ne sera pas l'année de la réconciliation, mais bien celle du divorce.

Article original publié sur RMC Sport