"C'est toujours une bataille": pourquoi l'animation pour adultes est si difficile à produire

"À quoi ressemblent des testicules de chien en 2D?" Mardi 13 juin, au festival d'animation d'Annecy, Genndy Tartakovsky, réalisateur de Hôtel Transylvanie, racontait avec humour ses déboires pour monter son nouveau projet, Fixed, une comédie potache en 2D sur les dernières 24 heures d'un chien avant sa castration.

Un projet atypique représentatif du combat mené par le cinéma de l'animation: alors que ce médium est encore considéré comme étant principalement destiné aux enfants, une nouvelle génération de réalisateurs, des États-Unis à la France en passant par l'Argentine, l'Iran et le Québec, se bat pour dépasser les préjugés.

"Ça fait partie de l'engagement: quand tu fais un long métrage d’animation adulte, faut se mettre en tête que ça va être compliqué", sourit le réalisateur québécois Joël Vaudreuil, dont le film Adam change lentement (sortie printemps 2024), salué pour son humour basé sur le malaise, est présenté en compétition officielle à Annecy.

"Ce n'était pas forcément donné quand on allait voir les producteurs au départ", se souvient Sepideh Farsi, qui a présenté elle aussi en compétition La Sirène (sortie le 28 juin), un film sur la guerre Iran-Irak dans les années 1980. "Mais il y a plus d'ouverture. La Sirène va faire un pas de plus sur un sentier qui commence à être tracé."

Preuve de cette ouverture: ce film "pas uniquement pour les adultes, mais pas du tout pour les familles", qui mêle humour, scènes de guerre et sous-texte politique, a pu se monter "sans difficulté": "Les producteurs m'avaient prévenu qu'il n'y aurait pas beaucoup d'argent, pas plus de 2 millions d'euros. Finalement, on a eu plus du double."

"L'animation adulte est sur une courbe ascendante, qui n'est pas exponentielle, mais qui fait son bonhomme de chemin", confirme Julien Chheng, cofondateur du studio parisien La Cachette, qui a travaillé sur la série primée Primal. "On vient d'une génération où l'animation adulte se résumait aux Lascars. Puis il y a eu Lastman, qui a bien participé à l’identification du genre en France."

L'heure est enfin au changement

Si la renommée de J'ai perdu mon corps (2019) et du Sommet des Dieux (2021) a aussi facilité l'émergence de l'animation adulte, ce mouvement a été entamé par Persepolis (2007) et Valse avec Bachir (2008). Après quinze ans de tentatives, les observateurs du milieu constatent que les documentaires (Josep) et les films politiques (La Famille afghane) tirent mieux leur épingle du jeu que les fictions romanesques.

"Avant, la seule manière de s'adresser à un public adulte était par le court-métrage", rappelle Emmanuel-Alain Raynal, patron de Miyu Productions. "Mais le court-métrage repose sur une économie très restreinte, et se montre uniquement dans les festivals."

L'heure est enfin au changement: "On est à un moment où les auteurs-autrices et les producteurs-productrices ont envie de développer l’animation vers des cibles qui étaient encore hyper compliquées à toucher il y a quelques années. Ils veulent raconter des histoires avec des techniques différentes."

La situation est similaire au Québec. "C'est en train de se développer, mais pour l'instant, les subventionneurs ont de la difficulté à imaginer le projet. J’ai dû utiliser des références belges, japonaises et espagnoles pour les convaincre", explique Joël Vaudreuil, défenseur d'une animation minimaliste, à l'opposé du "trait criard" du cinéma contemporain.

Moyens réduits

Polar de SF présenté à Annecy, Mars Express de Jérémie Périn marque un tournant. "Énormément de films sont des adaptations ou des biopics, car il faut être bankable aux yeux des producteurs. Là, c'était une opportunité extraordinaire de travailler sur une œuvre faite vraiment pour le cinéma", salue Niels Robin, son directeur de l'animation.

Présenté à Annecy en work in progress, Eugène d'Anaïs Caura devrait aussi marquer les esprits. Ce thriller poétique raconte l'histoire vraie d'Eugène Falleni, un homme trans accusé du meurtre de sa femme dans l'Australie des années 1920. Prévu pour 2026, Eugène bénéficie d'aides régionales et de l'avance sur recettes.

Pour mener à bien ces projets, impossible de s'appuyer sur des moyens réduits. Mars Express a ainsi coûté 8,5 millions d'euros. "Il en aurait fallu 10. En dessous, c’est difficile", précise son producteur Didier Creste. Joël Vaudreuil s'est occupé de son côté de tous les aspects de la production avant l'animation pour limiter les dépenses.

Les coûts de développement en animation sont en effet faramineux: "Là où on peut démarrer un film live avec 50.000 euros, en animation, en dessous de 250.000-300.000 euros, c'est compliqué, car on nous demande des visuels", indique Arnauld Boulard de la société Gao Shan Pictures, qui travaille sur plusieurs projets adultes.

Pour autant, développer de l'animation adulte reste "un peu moins compliqué en France que dans d'autres pays", assure Laurent Sarfati, coscénariste de Mars Express. Notamment au Japon: "Il y a eu une parenthèse d'Akira (1988) à Paprika (2006). Aujourd’hui, l'animation japonaise adulte et réaliste a disparu", déplore Jérémie Périn.

La Sirène (qui a reçu le prix de la meilleure musique originale à Annecy) est quant à lui le premier film d'animation adulte imaginée par un artiste iranien, annonce sa réalisatrice Sepideh Farsi: "Il y a toute une génération d'animateurs iraniens formés en Europe de l'Est. Mais en général, ils font des formats courts. Des longs-métrages d'animation pour adultes, il n'y en a pas en Iran."

Sauvé par le streaming?

L'animation adulte reste aussi un défi à produire en l'absence de commanditaires. Sans le soutien de la télévision, difficile d'accéder aux aides du CNC, ou d'être éligible au crédit d'impôt. "Tout le système de financement public français qui soutient énormément l’animation française ne s’enclenche qu'à partir du moment où vous avez un diffuseur", précise Philippe Alessandri, co-producteur de Mars Express.

Et les places sont chères: France Télévisions aide souvent un seul projet par an. Idem pour Arte et Canal+. "Les autres chaînes considèrent que c'est une niche trop étroite pour qu'elles y consacrent un budget sérieux", poursuit Philippe Alessandri. "Contrairement aux États-Unis, où des diffuseurs TV commandent de l'animation adulte depuis une trentaine d'années, la France n'a pas suivi ce mouvement."

L'arrivée des plateformes de streaming, contraintes d'investir dans la production locale, commence à rebattre les cartes. En France, ADN vient ainsi de commencer la diffusion de Lance Dur, une série de dark fantasy située dans l'univers des jeux vidéos Dofus et Wakfu. Dans le cas de Crunchyroll, dont les centres de décision sont à Tokyo et à Los Angeles, la situation prendra plus de temps, tout comme pour Netflix, qui a seulement dévoilé à Annecy quelques scènes de sa série d'action Blue Eye Samouraï.

"Netflix a des bureaux dans les pays européens pour commander de la fiction locale, qui permet de recruter de nouveaux abonnés, mais l'animation, qui est considérée comme quelque chose de très international, est toujours commandée par des décisionnaires à Los Angeles", révèle encore Philippe Alessandri. "Ça rend les choses plus difficiles."

Dépendant du succès

Aux États-Unis, où Team America (une parodie de films d'action par les créateurs de South Park) et Sausage Party (une satire de la surconsommation par Seth Rogen) ont cartonné en salles, l'écosystème hollywoodien reste frileux. Même l'Oscar glané par Guillermo del Toro pour sa sombre relecture de Pinocchio n'incite pas à plus d'audace.

Le destin de l'animation adulte est avant tout lié à son succès. "C'est une industrie et il suffit d’avoir quelques succès en salles ou à la TV pour prouver qu’il faut investir plus là-dedans. On dépend un peu de ces films-là pour tirer toute l'économie de l'animation et investir plus dans le genre adulte", détaille Julien Chheng.

Un projet comme Fixed a ainsi pu voir le jour grâce au succès mondial de Hôtel Transylvanie. Figure majeure de l'animation américaine, célèbre pour ses séries Le Laboratoire de Dexter, Samuraï Jack ou encore Primal, Genndy Tartakovsky se battait depuis 2010 pour faire exister ce projet présenté comme un mélange des 101 Dalmatiens et de Tex Avery.

Projet atypique dans un cinéma français réticent à la science-fiction, Mars Express a également profité du succès de la saison 1 de Lastman, réalisée aussi par Jérémie Périn. "La difficulté, pour faire ce film, a été de faire une série à succès d'abord", s'amuse le réalisateur. "On a même été payé pour écrire le film, ce qui est rarissime", précise Laurent Sarfati.

"Toutes les portes se sont ouvertes très rapidement", précise leur producteur Didier Creste. "J'étais capable de montrer le savoir-faire du réalisateur, sa mise en scène, sa capacité à raconter des histoires. Quand on a commencé le film, il y avait eu J’ai perdu mon corps. Une partie des gens qui avaient raté le coche ont voulu se rattraper et ont regardé ce qui se faisait en animation adulte."

Faire un film de qualité

Autre difficulté avec ces projets: ils s'appuient sur une main d'œuvre aussi qualifiée que rare. Réalisée par Renegade Animation, l'animation de Fixed est supervisée par une douzaine de vétérans de l'animation 2D qui ont fait sécession des studios hollywoodiens. Mars Express a pu compter sur le savoir-faire d'une poignée d'animateurs 2D pour soigner son image ultra-réaliste.

"Il y a très peu d'animateurs en France et dans le monde qui ont conservé ce savoir-faire. Ils passent d'une production à une autre. Des fois, on est obligé de décaler des productions pour les attendre. On avait l'équipe du Sommet des dieux. Il y a une espèce d’émulation. Film après film, ces équipes essayent de se surpasser", salue Philippe Alessandri.

Au-delà des entrées en salles, c'est la qualité de ces films qui permettra à l'animation adulte de se faire une place dans le cœur du public, martèle Julien Chheng: "Le Sommet des dieux a fait bouger les lignes, d’abord parce que c’est un film de qualité. C’est un film qui ne se limite pas au médium de l'animation et propose une vraie réflexion pour les adultes."

Une complexité encore peu reconnue dans les festivals internationaux. Bien que J'ai perdu mon corps ait été récompensé à Cannes en 2019, Mars Express a été relégué au cinéma de la plage en mai dernier. "C'est toujours une bataille pour dire que nous faisons du cinéma", déplore Arnauld Boulard.

Dynamisme

En attendant de voir quelle carrière Mars Express aura en salles en novembre prochain (il ne sera pas vendu aux plateformes), les projets se multiplient. "On ne se rend pas compte aujourd’hui à quel point les techniques animées peuvent apporter à la narration contemporaine, et à quel point il y a tout à faire", renchérit Emmanuel-Alain Raynal. "C'est abyssal et très excitant."

Les prochains mois seront donc très chargés, entre l'adaptation de la BD d'AJ Dungo In Waves, sur le deuil de sa compagne morte d’un cancer et La Plus Précieuse Des Marchandises adapté de l'œuvre de Jean-Claude Grumberg par Michel Hazanavicius, sur la Shoah. Didier Creste prépare de son côté un film d'horreur avec Jérémie Hoarau, l'ancien assistant de Jérémie Périn. Un autre défi à relever, pour lequel il envisage un autre canal de diffusion que les salles de cinéma.

Ce dynamisme permet de lutter contre l'uniformisation du milieu, bien qu'Arnauld Boulard y trouve des sources d'inquiétude: "Il y a peut-être déjà plus de films que ce que le marché peut absorber, hélas." "Comme on produit encore peu ce type de films, on n'arrive pas à alimenter assez les publics d'œuvres différentes", conclut Emmanuel-Alain Raynal. "Même si la tendance s'accélère, on reste sur des cas isolés."

Article original publié sur BFMTV.com