Attention aux interprétations trompeuses liées à un article de Nature sur la vitesse de rotation de la Terre

La vitesse de la rotation de la Terre, qui détermine la mesure du temps, est influencée par plusieurs paramètres étudiés par les chercheurs. Fin mars, un article publié dans la revue Nature a suggéré que le ralentissement de la vitesse de rotation de la Terre causé par le réchauffement du climat pourrait avoir des conséquences sur la mesure du temps plus rapidement que prévu. Certaines reprises de cet article par des médias ont suscité des questions et affirmations trompeuses sur les réseaux sociaux, des internautes en profitant pour prétendre qu'il s'agirait de preuves démontrant que le réchauffement climatique ne serait pas une réalité. Mais c'est trompeur, et va en réalité à l'encontre de ce qui est suggéré dans l'article, dont les conclusions doivent par ailleurs être considérées avec précaution, comme l'ont expliqué quatre chercheurs travaillant sur la vitesse de rotation de la Terre à l'AFP.

"Rions un peu des médias de la honte... Si vous lisez le Figaro, vous apprenez que le réchauffement climatique accélère la rotation de la Terre... Si vous lisez le Parisien, vous apprenez que le réchauffement climatique ralentit la rotation de la Terre. A vous de choisir...", ironise une publication partagée plus de 1.500 fois sur X depuis le 28 mars, captures d'écran d'articles des deux médias cités à l'appui.

<span>Capture d'écran prise sur X le 3 avril 2024</span>
Capture d'écran prise sur X le 3 avril 2024

"On appelle cela de la science", ironise une autre publication diffusée par le compte "Association des Climato-Réalistes" qui relaie régulièrement des messages trompeurs remettant en cause l'origine humaine du réchauffement climatique.

"Les écolos sont tombés sur la tête", commente une autre publication reprenant un article du média belge 7 sur 7, titré "La Terre a commencé à accélérer sa rotation à cause du réchauffement climatique : 'Personne n'avait jamais vécu ça'", et qui indique dans son premier paragraphe : "Le changement climatique et la fonte de la calotte glaciaire qu'il occasionne provoquent le ralentissement de la rotation de la Terre sur son axe".

<span>Capture d'écran prise sur X le 3 avril 2024</span>
Capture d'écran prise sur X le 3 avril 2024

Des messages semblables, questionnant l'existence du réchauffement climatique, pourtant établie par un consensus scientifique, ou s'interrogeant plus généralement sur la vitesse de rotation de la Terre, ont été diffusés sur X, Facebook et sur des blogs depuis fin mars.

Les messages citent la plupart du temps des articles de presse qui mentionnent un article de recherches publié fin mars dans la revue scientifique prestigieuse Nature. Mais cet article ne remet aucunement en cause l'existence du réchauffement climatique, au contraire, il suggère plutôt que ce dernier a aussi des effets sur la rotation de la Terre, un phénomène d'ailleurs déjà connu, comme l'ont expliqué plusieurs spécialistes à l'AFP.

Ils rappellent aussi qu'il ne faut pas s'arrêter aux titres des articles de presse pour tenter de tirer des conclusions sur des phénomènes complexes et en cours d'étude. En outre, l'article de Nature repose sur des extrapolations de phénomène déjà connus, et il reste encore des incertitudes dans l'étude de la vitesse de la rotation de la Terre, ce qui doit appeler à la précaution, soulignent les experts interrogés par l'AFP.

Pas de remise en cause du réchauffement climatique

Les articles du Parisien (archivé ici) et du Figaro (archivé ici) montrés l'un à côté de l'autre sur les réseaux sociaux mentionnent un même article de recherches (archivé ici) publié dans la revue scientifique Nature le 27 mars 2024, intitulé "A global timekeeping problem postponed by global warming" ("un problème global de calcul du temps retardé par le réchauffement climatique") et réalisé par Duncan Agnew, chercheur de l'Institut de géophysique de l'Université de Californie à San Diego.

L'article ne questionne pas l'existence du réchauffement du climat, mais propose des hypothèses sur l'étendue de l'impact de ce dernier sur la vitesse de rotation de la Terre.

"L'article ne remet pas du tout en cause le réchauffement climatique", explicite Nicolas Gillet, chercheur CNRS à l'Institut des Sciences de la Terre (Grenoble), le 5 avril à l'AFP, ajoutant qu'"interpréter cet article de la sorte est un contre-sens complet".

<span>Capture d'écran de l'introduction de l'article publié dans la revue Nature, prise le 5 avril 2024</span>
Capture d'écran de l'introduction de l'article publié dans la revue Nature, prise le 5 avril 2024

L'article aborde des phénomènes déjà connus des chercheurs.

D'une part, ces derniers observent depuis une cinquantaine d'années une accélération de la rotation de la Terre. "On a effectivement une accélération sur les 54 dernières années", note Christian Bizouard, astronome et directeur du service de la rotation de la Terre au sein de l'Observatoire de Paris, à l'AFP le 3 avril.

Pour autant, à l'échelle de plusieurs milliers d'années, la rotation de la Terre a plutôt tendance à ralentir. "L'effet de ralentissement de la Terre à plus long terme provient du frottement des courants de marées, qui sont alimentés par l'énergie de rotation", explique Joël Sommeria, directeur de recherche au CNRS au LEGI, auprès de l'AFP le 4 avril.

"Dans ces conditions, l'accélération observée ces dernières années est en effet surprenante, et doit être attribuée à l'interaction avec le noyau liquide, autre composante de la Terre relativement mobile", ajoute le chercheur.

D'autre part, le réchauffement climatique, via la fonte des glaces polaires et la montée du niveau des mers, tend, lui à contribuer à un ralentissement de la vitesse de rotation de la Terre depuis les années 1990, ce qui est aussi étudié par des scientifiques depuis des dizaines d'années.

La hausse du niveau des mers, sous l'effet de la fonte des glaciers et calottes polaires, causée par le réchauffement climatique, fait l'objet d'un consensus scientifique, comme détaillé dans cette fiche explicative réalisée par l'AFP.

<span>Évolution du niveau de la mer de 1993 à 2022</span><div><span>AFP</span></div>
Évolution du niveau de la mer de 1993 à 2022
AFP

La redistribution de la masse de ces glaces fondues a pour effet de ralentir la rotation de la Terre. "Lorsque la glace fond, l'eau se répand sur l'ensemble de l'océan. (...) Ce qui modifie la répartition des fluides à la surface et à l'intérieur de la Terre", indique Duncan Agnew dans son article.

"Une fois connue l'élévation du niveau de la mer, le ralentissement induit est obtenu par un calcul élémentaire de mécanique", explique Joël Sommeria.

"On peut faire l'analogie du patineur : il va tourner plus vite sur lui-même lorsque ses bras sont collés à son corps, et il va ralentir en écartant les bras. Il en va de même pour la Terre lorsque la masse [des glaces fondues] se rapproche de l'Equateur", illustre Christian Bizouard.

Cependant, ce deuxième phénomène est loin de contrebalancer l'augmentation de la vitesse de rotation de la Terre observée depuis des dizaines d'années, car la hausse du niveau des mers n'est pas le paramètre principal qui modifie la vitesse de rotation de la Terre, rappellent les spécialistes interrogés par l'AFP.

Il est d'ailleurs en réalité plutôt minime par rapport à d'autres paramètres (externes comme les forces gravitationnelles, ou internes comme les vents atmosphériques, l'activité du noyau de la terre, la répartition des eaux de surface), note Séverine Rosat, chercheuse au CNRS à l'Institut Terre & Environnement de Strasbourg, le 4 avril à l'AFP.

Elle souligne qu'il est d'autant plus important de préciser "quelle fenêtre temporelle on considère" lorsque l'on affirme que la vitesse de rotation de la Terre augmente ou ralentit, et qu'il convient ainsi de ne "pas s'arrêter aux titres" des articles des presse reprenant l'étude, qui peuvent "manquer de précision" et induire en erreur.

Le titre de l'article publié dans "7 sur 7", qui a également suscité des questionnements, qui indique que "la Terre a commencé à accélérer sa rotation à cause du réchauffement climatique" est ainsi trompeuse et peut mener à des confusions, estiment les experts interrogés par l'AFP.

"Globalement, il y a ralentissement, mais accélération seulement récemment. Donc les deux affirmations 'accélération' et 'ralentissement' ne sont pas contradictoires. Tout dépend de de la période considérée", abonde aussi Joël Sommeria.

Au sujet des paramètres qui ont un impact important sur la vitesse de rotation de la Terre ces dernières dizaines d'années, Nicolas Gillet explique que "les écoulements de fer liquide dans le noyau de la Terre sont la contribution dominante aux périodes entre cinq ans et quelques dizaines, (voire peut-être centaines) d'années", et sont "très probablement à l'origine de l'accélération [de la vitesse de rotation] observée".

L'article publié dans Nature fin mars

Ce que l'auteur de l'article publié dans Nature suggère néanmoins est que les effets liés au réchauffement climatique sur la vitesse de rotation de la Terre surviendraient plus rapidement que précédemment estimé par des chercheurs.

Pour cela, il s'appuie sur une extrapolation des tendances liées à l'augmentation du niveau des mers ces dernières années, pour estimer ce qui pourrait se produire dans les prochaines années.

La méthode de calculs employée doit néanmoins être sujette à caution, selon Christian Bizouard qui estime que "l'accélération actuelle de la vitesse de rotation est extrapolée", et qu'"aujourd'hui, on ne sait pas réellement si cette accélération va ou non continuer".

Il explique que Duncan Agnew "extrapole" des données sur l'augmentation de la hausse du niveau des mers et son impact sur la rotation de la Terre, qui a néanmoins récemment plutôt tendance à se stabiliser, estimant que "les extrapolations sont seulement justifiées si le phénomène est régulier", ce qui n'est pas avéré ici.

L'article publié dans Nature aborde aussi le lien entre la vitesse de rotation de la Terre (et l'impact du réchauffement sur cette dernière) et la mesure du temps.

<span>L'horloge astronomique de Strasbourg, photographiée le 29 octobre 2010</span><div><span>Patrick HERTZOG</span><span>AFP</span></div>
L'horloge astronomique de Strasbourg, photographiée le 29 octobre 2010
Patrick HERTZOGAFP

La vitesse de rotation de la Terre sert historiquement de référence pour mesurer le temps, mais puisque cette vitesse de rotation est légèrement irrégulière, des chercheurs ont élaboré des mesures "uniformes" du temps, qui permettent aujourd'hui aux infrastructures numériques et de communication, comme la navigation par satellite, de fonctionner de manière extrêmement précise.

Le Bureau International des Poids et Mesures (BIPM) a ainsi élaboré le temps atomique international (TAI), calculé à partir des mesures d'horloges atomiques très stables.

Pour prendre en compte les modifications de la vitesse de la Terre (qui tend à ralentir sur le très long terme), le système du temps universel coordonné (UTC) a été adopté en 1972 : il repose sur le TAI, qui est stable, mais y ajoutant des secondes dites "intercalaires" pour réajuster au temps astronomique fondé sur le cumul des périodes de rotation de la Terre (le jour de 24 h par rapport au Soleil).

Il est ainsi prévu d'ajouter des secondes intercalaires à chaque fois que le décalage entre les deux standards approche 0,9 seconde, ce qui devait, au départ, survenir environ chaque année. Mais la vitesse de la rotation de la Terre s'accélérant depuis une cinquantaine d'années, ces ajustements sont devenus plus rares. La dernière seconde intercalaire a par exemple été ajoutée en 2016.

L'accélération du mouvement de rotation de la Terre fait que le temps astronomique va avancer sur le temps atomique. Ce qui pourrait obliger à retarder le temps atomique d'une seconde, c'est-à-dire à introduire, d'ici quelques années, une seconde d'ajustement "négative".

Un saut dans l'inconnu redouté par les métrologistes, les scientifiques qui mesurent le temps, au vu des problèmes "sans précédent" que cela pourrait provoquer "dans un monde de plus en plus connecté", soulignait Patrizia Tavella, du Bureau international des poids et mesures (BIPM), dans un commentaire de l'article de Nature.

C'est en partie pour cette raison que les métrologistes du monde entier se sont mis d'accord pour abolir le système de la seconde intercalaire, voire négative, avant 2035. A partir de cette année-là, il est prévu de laisser la différence entre l'heure atomique et la rotation de la Terre s'accroître jusqu'à une minute, voire plus.

Dans son article, Duncan Agnew suppose ainsi que puisque la vitesse de rotation de la Terre pourrait être ralentie par les effets du réchauffement climatique, l'éventuel passage à cette "seconde négative" pourrait être reporté à 2029, alors qu'il est aujourd'hui prévu pour 2026.

Mais cette conclusion n'est qu'une hypothèse, qui n'est par ailleurs pas partagée par toute la communauté scientifique, rappelle Christian Bizouard.

Et "il faut avoir en tête que beaucoup des hypothèses s'appuient sur des modèles qui ont des incertitudes, il y a toujours des choses que l'on ne connaît pas bien" concernant les paramètres qui influent sur la vitesse de rotation de la Terre et surtout les estimations concernant les évolutions à venir de cette dernière, souligne aussi Séverine Rosat.

Le réchauffement climatique fait l'objet d'un consensus

Il existe aujourd'hui bien un consensus scientifique sur l'origine humaine du réchauffement climatique, c'est-à-dire un avis partagé par l'immense majorité des scientifiques sur la base des résultats de milliers d'études sur le sujet, comme détaillé dans cette fiche de l'AFP.

Des scientifiques ont dès les années 70 évoqué un réchauffement climatique en lien avec l'augmentation des concentrations de CO2 dans l'atmosphère provoquées par les activités humaines, comme détaillé sur le site spécialisé Carbon Brief (lien archivé ici).

Naomi Oreskesprofesseure d'histoire des sciences à Harvard, a été la première à quantifier le consensus sur l'origine anthropique du réchauffement climatique, avec en 2004 une étude sur près plus de 900 articles scientifiques publiés entre 1993 et 2003. "Fait remarquable, aucun des articles n'exprime un désaccord" avec cette origine humaine du réchauffement, y concluait-elle (lien archivé ici).

De nombreux autres travaux ont corroboré ces conclusions, dont une méta-analyse (archivée ici) réalisée par John Cookchercheur à l'université Monash en Australie, qui en 2016 concluait que 90 à 100% des scientifiques s'accordent sur cette origine, ou une étude de 2013 (archivée ici) plaçant le consensus à 97%, sur la base de près de 12.000 articles publiés entre 1991 et 2011.

Les rapports publiés successivement par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), sont parallèlement devenus la référence sur le sujet. Ils font la synthèse régulière des connaissances de la communauté scientifique internationale en analysant les études publiées. Les anticipations sont affinées au fil des rapports, à mesure, aussi, que les outils d'étude du climat se perfectionnent.

Dès sa première vague de rapports (lien archivé ici), en 1990-1992, le Giec se disait "certain" que "les émissions dues aux activités humaines accroissent sensiblement la concentration atmosphériques de gaz à effet de serre" (dioxyde de carbone ou méthane notamment), ce qui allait "renforcer l'effet de serre", alimentant ainsi un "réchauffement additionnel de la surface de la Terre".

Les rapports suivants n'ont cessé depuis de le confirmer et le préciser. Le Giec en est à son sixième rapport (publié en août 2021). La publication du seul groupe I (2.400 pages), qui a travaillé sur plus de 14.000 études, souligne d'emblée le caractère "sans équivoque" du réchauffement provoqué par "les activités humaines".

La Terre s'était ainsi réchauffée de 1,1°C en 2020 par rapport à la période 1850-1900. Une toute petite partie était liée à la variabilité naturelle du climat (entre -0,23 et +0,23°C), le reste étant provoqué par les activités humaines. Ce réchauffement global devrait avoir atteint 1,5°C dès le début des années 2030.

<span>Anomalies de la température mondiale, selon une moyenne calculée sur 5 ans, depuis 1850 par rapport à la période pré-industrielle (1850-1900) selon le modèle ERA5 de Copernicus et 5 autres sources</span><div><span>Olivia BUGAULT</span><span>Jean-Michel CORNU</span><span>AFP</span></div>
Anomalies de la température mondiale, selon une moyenne calculée sur 5 ans, depuis 1850 par rapport à la période pré-industrielle (1850-1900) selon le modèle ERA5 de Copernicus et 5 autres sources
Olivia BUGAULTJean-Michel CORNUAFP

La désinformation sur le réchauffement climatique est largement présente sur les réseaux sociaux, et l'AFP y a consacré de nombreux articles de vérification, consultables ici, ainsi que des fiches sur certaines thématiques, listées . En 2023, l'AFP avait aussi déjà vérifié des affirmations trompeuses sur l'axe de rotation de la Terre dans cet article.