Tunisie : Kaïs Saïed suscite l’inquiétude des migrants subsahariens

La dureté du discours prononcé mardi 21 février par le président de Tunisie Kais Saied ne laisse rien présager de bon pour les populations subsahariennes présente dans le pays.
KABIL BOUSENA / AFP La dureté du discours prononcé mardi 21 février par le président de Tunisie Kais Saied ne laisse rien présager de bon pour les populations subsahariennes présente dans le pays.

TUNISIE - Migrants et étudiants étrangers ont désormais la peur au ventre. Les répercussions du discours « raciste et haineux » contre l’immigration subsaharienne prononcé par le président tunisien Kaïs Saïed sont déjà visibles et inquiètent vivement la société tunisienne.

En évoquant mardi 21 février l’arrivée de « hordes de migrants clandestins », source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », le chef d’État tunisien a provoqué l’indignation, alors que les migrants originaires d’Afrique subsaharienne sont estimés au nombre de 21 000 en Tunisie, selon le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), sur une population de plus de 12 millions d’habitants.

D’après Kaïs Saïed, cette immigration clandestine serait même l’œuvre d’un complot « pour changer la composition démographique de la Tunisie », afin qu’elle soit considérée comme un pays « africain seulement » et estomper ainsi son caractère « arabo-musulman ». Des propos lâchés lors d’une réunion du Conseil de sécurité nationale consacrée à l’immigration qui ressemblent aux éléments de langage généralement utilisés pour évoquer la théorie complotiste du « grand remplacement ».

Celui qui a prôné des « mesures urgentes » pour « mettre rapidement fin » à cette immigration, s’est immédiatement attiré les foudres d’ONG qui dénoncent la radicalisation de l’État tunisien et la montée du racisme dans le pays.

Un front solidaire

Les associations ont fustigé un discours jugé « raciste et haineux », comme le dit Romdhane Ben Amor, porte-parole du FTDES. « Le fait que le président d’un pays signataire de conventions internationales sur l’immigration tienne un tel discours est extrêmement grave », a-t-il exprimé auprès de l’AFP. Un discours condamné aussi par le président de l’Observatoire tunisien des droits de l’Homme, Mostafa Abdelkebir, et l’association Mnemty.

Pas moins de 18 autres ONG et associations, dont la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) ont fait part de leur « solidarité pleine et inconditionnelle avec les migrants subsahariens et leurs défenseurs », estimant que le discours du président Saïed rappelait « l’époque des camps d’extermination nazis de la Seconde Guerre mondiale ».

Face à la polémique, le président Saïed a appelé jeudi les responsables de l’État à « veiller sur nos frères de l’Afrique subsaharienne en situation légale », sans toutefois réduire les efforts pour expulser les autres.

La peur, au travail comme à la maison

Malgré la vague de soutien en Tunisie, la peur s’est immiscée chez les principaux concernés, d’autant que Kaïs Saïed a demandé aux autorités du pays « une application stricte de la loi sur le statut des étrangers en Tunisie et sur le franchissement illégal des frontières ». Et elles n’ont pas tardé à passer à l’action, puisqu’au moins 138 migrants clandestins ont été arrêtés ou interceptés en mer dans la nuit suivant ces déclarations présidentielles.

Plusieurs témoignages anonymes recueillis par RFI attestent du climat de peur qui s’est instauré parmi les migrants en situation irrégulière, à l’image de celui de cette étudiante comorienne :

« Hier soir, je rentrais chez moi et là, je croise mon bailleur qui me dit que je dois faire mes affaires et partir et que j’ai une semaine pour arranger tout ça. J’étais tellement choquée, je lui ai demandé pourquoi et là il m’explique que c’est la police qui lui a exigé de me chasser de la maison tout en sachant que je suis étudiante ; j’ai les documents ».

Un étudiant congolais parle même « d’arrestations » effectuées de manière « systématique et arbitraire, juste sur le plan facial ». Le jeune homme dit aussi avoir observé « un sentiment anti-subsaharien qui s’installe dans la rue, via les réseaux sociaux », laissant craindre le pire pour les jours et semaines à venir.

« On va dire que c’est le calme avant la tempête, les gens sont cloîtrés chez eux. J’ai reçu des retours comme quoi les policiers arrêtent les migrants dans leur lieu de travail donc voilà un peu l’ambiance ici à Sfax », témoigne également un homme camerounais installé dans cette ville de l’est tunisien.

Climat hostile

La journaliste américaine Erin Clare Brown, correspondante à Tunis pour New Lines Magazine témoigne également des prémices d’un basculement tunisien dans une forme de racisme exacerbée. « Ma nounou, une Sénégalaise qui s’est assise pendant des mois dans le jardin près de chez nous avec ma fille l’après-midi, vient de rentrer pour me dire que les écoliers ont commencé à leur jeter des cailloux », raconte-t-elle. « La Tunisie a plongé dans l’abîme, mais honnêtement, je ne m’attendais pas à ce que ce soit le fascisme ».

Un constat partagé par un autre journaliste, correspondant en Tunisie pour la BBC. Sur ses réseaux sociaux, Souhail Khmira partage certains exemples des messages de haine proliférants en ligne. « Des rassemblements et des campagnes se mettent en place et l’ampleur du racisme est effrayante », reconnaît-il.

Mediapart évoque une pétition relayée depuis plusieurs mois par le Parti nationaliste tunisien. Un texte dont les objectifs annoncés sont l’expulsion des migrants subsahariens et la suppression de la loi 50, votée en 2018 pour punir toute forme de racisme et de discrimination en Tunisie.

Le virage enclenché par Kaïs Saïed inquiète d’autant plus que le président tunisien concentre désormais tous les pouvoirs après avoir suspendu le Parlement en juillet 2021 et limogé de nombreux membres de gouvernements au cours des dernières semaines. Au point de faire arrêter, tôt ce vendredi 24 février, l’un de ses principaux opposant politique Jawhar Ben Mbarek. Plusieurs autres voix de l’opposition ont subi le même sort ces derniers jours.

Promesses à l’italienne

Les déclarations du président tunisien interviennent près d’un mois après la visite d’Antonio Tajani, ministre italien des Affaires étrangères. Ce dernier avait promis d’accueillir plus de travailleurs africains dans l’agriculture et l’industrie, si et seulement si la Tunisie s’engageait à « réduire l’immigration irrégulière ».

Selon des chiffres officiels, plus de 32 000 migrants, dont 18 000 Tunisiens, sont arrivés clandestinement en Italie en provenance de Tunisie sur l’année 2022. Mais pour Romdhane Ben Amor du FTDES, le président tunisien cherche surtout à « instrumentaliser la crise des migrants pour détourner l’attention de l’opinion publique des questions économiques et sociales en inventant un nouveau danger ».

Ne supportant pas ce statut de bouc émissaire, une partie de la société civile tunisienne a en tout cas choisi d’exprimer sa colère dans la rue, samedi 25 février, avec une manifestation antiracisme prévue à Tunis.

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