Travailler en crèche sans diplôme ? L'assouplissement des règles inquiète les professionnels

Des enfants dans une crèche (photo d'illustration) - Mychèle Daniau - AFP
Des enfants dans une crèche (photo d'illustration) - Mychèle Daniau - AFP

Les établissements d'accueil du jeune enfant peuvent recruter des personnels non formés. Ce qui n'est pas sans causer des difficultés dans un secteur déjà en crise.

Nelly Bourdeloux travaille dans une crèche des Yvelines en tant qu'aide auxiliaire de puériculture. Mais elle n'a pas de diplôme pour ce poste. Recrutée il y a cinq ans comme agent technique - c'est la personne qui assure l'entretien, l'hygiène de la structure et prépare les repas - elle s'est, d'année en année, "formée sur le terrain", témoigne-t-elle pour BFMTV.com.

Progressivement, elle s'est ainsi occupée des enfants. D'abord pour "donner un coup de main" ou lorsqu'une professionnelle était absente, puis de fil en aiguille, elle a été intégrée à l'équipe. "Ils m'ont suivie et ils ont vu que je me débrouillais bien toute seule", poursuit Nelly Bourdeloux, précisant néanmoins qu'elle n'a pas le droit de donner les médicaments.

"Les parents étaient satisfaits alors la directrice m'a proposé ce poste au mois de septembre", explique-t-elle.

Des "dérogations" aux conditions de diplôme

Elle n'est pas la seule dans ce cas. Depuis 22 ans déjà, un arrêté accorde des "dérogations aux conditions de diplôme ou d'expérience" pour les personnels de la petite enfance. Et permet à des personnes qui ne sont ni titulaires du diplôme d'État de puéricultrice, ni éducateurs de jeunes enfants, ni auxiliaires de puériculture, ni infirmiers ou psychomotriciens de travailler en crèche.

Mais cet été, un autre texte a suscité la controverse. L'article 1 de ce nouveau décret précise la liste des personnes qui peuvent être recrutées sans ces diplômes, parmi lesquelles figurent les titulaires du CAP accompagnant éducatif petite enfance ; d'un baccalauréat professionnel accompagnement, soins et services à la personne ; d'un certificat d'aptitude aux fonctions d'aide à domicile ou encore d'un brevet d'animateur technicien de l'éducation populaire et de la jeunesse.

Elsa Hervy, déléguée générale de la Fédération française des entreprises de crèches, s'en félicite. "Il y a maintenant une règle nationale par rapport au grand rien qui existait depuis vingt-deux ans", explique-t-elle à BFMTV.com. "Il fallait mieux encadrer cette dérogation. Avant, on pouvait avoir 102 interprétations différentes (102, comme le nombre de services départementaux de protection maternelle et infantile, NDLR)."

Mais ce nouvel arrêté ajoute aussi qu'à titre exceptionnel, "dans un contexte local de pénurie de professionnels", des dérogations aux conditions de diplôme ou d'expérience peuvent être accordées en faveur d'autres personnes. En clair: des personnes qui ne disposent d'aucun diplôme. Si les gestionnaires sont souvent favorables à ce type de recrutement, les directions sont plus frileuses.

"Ce sont donc des personnes qui n'ont strictement aucune culture de la petite enfance", regrette Sabrina Martel, ancienne directrice petite enfance à la mairie de Gennevilliers et administratrice à la CAF de Seine-Saint-Denis, à l'origine d'une pétition demandant le retrait de l'arrêté.

Une aberration, dénonce Véronique Escames, co-secrétaire générale du Syndicat national des professionnels de la petite enfance. "Dans beaucoup de structures, c'est déjà compliqué", déplore-t-elle, interrogée par BFMTV.com.

"Si en plus on ajoute des personnes non diplômées et non formés à la petite enfance, ça va devenir un enfer au détriment des enfants."

Des milliers de postes vacants

Le secteur souffre bel et bien d'une pénurie chronique. Selon l'enquête de la Caisse nationale des allocations familiales, près d'une crèche collective sur deux déclare un manque de personnel. Dans le détail, quelque 8908 postes auprès d'enfants sont déclarés durablement vacants ou non remplacés, ce qui représente entre 6,5% et 8,6% de l'effectif total.

La directrice d'une crèche d'une station de sports d'hiver savoyarde, qui souhaite rester anonyme, explique ainsi à BFMTV.com avoir, pour cette saison, recruté deux personnes sans aucune expérience petite enfance. "Elles seront formés sur le terrain par ma collègue et moi-même", affirme-t-elle. Mais elle manque toujours de personnels: avec une équipe de 6 personnes au lieu de 11, elle a dû réduire sa capacité d'accueil. Manon Olivier, directrice d'une micro-crèche en Seine-Saint-Denis, n'a elle non plus pas eu le choix l'année dernière - plusieurs professionnelles étaient en arrêt longue maladie - et a proposé des CDD à deux stagiaires.

"C'était un cas de force majeure", s'en défend-elle pour BFMTV.com. "Au moins, elles connaissaient le fonctionnement de la crèche."

"Les équipes travaillent déjà en flux tendu", s'indigne encore Véronique Escames, du Syndicat national des professionnels de la petite enfance. "En plus, on nous demande de former des personnes qui n'ont aucune connaissance du jeune enfant, aucune base."

L'arrêté impose aux établissements de mener, dans un délai d'un an, "au moins une action de formation certifiante ou qualifiante dans le domaine de l'enfance" pour les personnes non diplômées recrutées. De la pure théorie, juge Sabrina Martel, administratrice de la CAF Seine-Saint-Denis et directrice petite enfance de l'association d'éducation aux pratiques citoyennes IEPC, qui accompagne et forme les assistants de vie aux familles.

"On n'a pas de fonds pour les former, on n'a personne pour les remplacer", s'alarme-t-elle. "Sachant qu'une formation c'est plusieurs milliers d'euros, c'est impossible."

"La trouille" qu'il se passe quelque chose

Une situation qui contraindrait les directeurs et directrices de crèche à maintenir en poste des personnes "un peu en dessous" du niveau, selon Sabrina Martel. "Si on pouvait, on les renverrait", confesse-t-elle.

Face à cette situation, Nathalie*, directrice de crèche en région Provence-Alpes-Côte d'Azur, préfère quant à elle quitter son poste. "Je n'en peux plus", reconnaît-t-elle à BFMTV.com. "On évite toute la journée des drames." Personnels peu ou pas diplômés, manque de moyens pour les former et personnel manquant: elle confie avoir "la trouille" qu'il se passe quelque chose.

Elle cite des accidents évités de peu, comme une double dose de paracétamol qui a failli être administrée ou un couteau qui traînait à hauteur d'enfant. Jusqu'à ces incidents: un biberon rempli d'eau chaude du robinet, une chaise - qui n'aurait jamais due être placée sur une table - tombée sur un bambin ou encore cette barquette de sauce bouillante qui a éclaboussé le visage d'un autre.

"C'est ingérable", s'inquiète-t-elle. "Surtout vis-à-vis des familles. Elles nous confient leur enfant et j'ai peur qu'il leur arrive quelque chose."

"Ça dévalorise le métier"

Combien sont-ils, en crèche, ces personnels non formés? Difficile d'obtenir des données. L'arrêté précisé qu'ils ne doivent pas excéder 15% des effectifs. Mais pour Sabrina Martel, leur recrutement ne réglera pas le problème de pénurie. Au contraire, cela ne fera que l'aggraver, selon elle. "Ça dévalorise le métier. Être une femme et aimer les enfants ne suffit pas à faire une professionnelle de la petite enfance."

"Ce n'est pas parce qu'on sait changer une couche qu'on peut être engagé. C'est un métier qui s'apprend."

Michèle Pradof, ancienne directrice de crèche et maintenant référente santé et accueil inclusif dans le Var, abonde. "Je me souviens d'une personne pour qui il était tout à fait normal de mettre une tape sur la main des enfants sans se poser de questions sur ce que ça pouvait impliquer dans son développement", pointe-t-elle pour BFMTV.com. "Pour les personnes non formées, c'est tout un savoir-être qui leur manque."

Contacté par BFMTV.com, le ministère de la Solidarité et de la santé, en charge du dossier, n'a pas donné suite.

*Le prénom a été modifié, à la demande de l'intéressée.

Article original publié sur BFMTV.com

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