Tour de France: faut-il s'attendre à une révolution dans le cyclisme avec l'arrivée de Red Bull?

Un nouveau loup dans la bergerie. Ou plus exactement un taureau sous caféine prêt à charger la concurrence. Après avoir bâti une machine de guerre en Formule 1 et un empire footballistique de Leipzig à New York en passant par Salzbourg, tout en continuant d'investir massivement dans les sports extrêmes, Red Bull a décide de s'attaquer au cyclisme professionnel.

Le mastodonte autrichien des boissons énergisantes, né en 1984 et qui emploie aujourd'hui plus de 17.000 personnes à travers 177 pays, avec un chiffre d’affaires d’environ dix milliards d’euros, est devenu cet hiver l'actionnaire majoritaire, à 51%, de l'équipe allemande Bora-Hansgrohe.

Une formation rebaptisée Red Bull-Bora-Hansgrohe, qui étrennera ses nouvelles couleurs bleu marine sur le Tour de France et dont les dirigeants résument l'ambition en six mots: "être au sommet de notre sport". Autrement dit, pas question de débarquer dans le peloton pour jouer les seconds rôles. Idéalement, Red Bull se verrait bien triompher dès cet été sur la Grande Boucle avec Primoz Roglic, vainqueur du Tour d'Italie 2023, triple vainqueur du Tour d'Espagne (2019, 2020, 2021) et principale menace pour le duo Tadej Pogacar-Jonas Vingegaard au départ de Florence, ce samedi.

Un mercato ultra ambitieux?

La signature fin 2023 du Slovène, avec à la clé un salaire de 5,5 millions d'euros sur deux ans, a été perçue comme le premier gros coup de la marque au taureau, même si la version officielle maintient, sans convaincre personne, que son recrutement avait été bouclé en amont par les seuls caciques de Bora-Hansgrohe.

"Quand Red Bull se positionne sur un nouveau marché, ce n'est pas pour faire de la figuration, avance Matthieu Llorca, maître de conférences en sciences économiques à l’université de Bourgogne, à Dijon.

"Ils savent qu'il y a une place à prendre. Peut-être celle d'Ineos, si son propriétaire Jim Ratcliffe se concentre de plus en plus sur Manchester United. L'objectif de Red Bull est clairement de lutter avec les meilleurs mais ce n'est pas non plus dans leurs habitudes de dépenser sans raison en injectant des dizaines de millions d'euros d'un seul coup dans un projet comme peuvent le faire des fonds souverains aux ressources illimitées. Je les imagine lisser leurs investissements dans le temps", expose l'économiste du sport.

Évaluée à 25 millions d'euros selon certaines estimations, soit un peu moins que les 30 millions de Visma-Lease a Bike et loin derrière les 50 millions d'Ineos et UAE, la manne financière de l'équipe Bora-Hansgrohe ne devrait pas exploser dans l'immédiat, d'autant qu'un plafonnement des budgets est prévu par l’Union cycliste internationale à partir de 2026.

L'idée de voir Red Bull empiler les stars pour former un casting galactique n'est a priori pas à l'ordre du jour. "On peut tout de même penser qu'ils ont de très grosses ambitions et qu'ils vont avoir envie de marquer les esprits en réussissant vite un joli coup. Ils sont armés sur les grands Tours avec Primoz Roglic, Jai Hindley, Daniel Martinez ou encore Aleksandr Vlasov, mais il leur manque du monde sur les classiques et les Monuments. Est-ce qu'ils vont tenter d'attirer un gros poisson comme Tom Pidcock, Wout van Aert ou même Remco Evenepoel? Ce n'est pas impossible", estime l'ex-coureur et manager d'équipe Jérôme Pineau.

La prime à la jeunesse

Si ces trois noms sont respectivement sous contrat avec Ineos, Visma-Lease a Bike et Soudal-Quick Step, jusqu'en 2027 pour le polyvalent anglais et jusqu'en 2026 pour les deux cracks belges, Pidcock et Van Aert sont déjà sponsorisés à titre personnel par... Red Bull. De quoi faciliter de possibles négociations alors que la piste Pidcock serait la plus brûlante selon les médias britanniques? À court terme, ces partenariats pourraient à l'inverse poser problème, le règlement de l'UCI stipulant que les membres ou sponsors d'une équipe ne peuvent avoir de lien avec une autre formation.

Quant à Evenepoel, c'est notamment son contrat avec Specialized, constructeur de vélos fournissant à la fois Soudal-Quick Step et Bora-Hansgrohe, qui alimente les rumeurs d'un éventuel rapprochement avec Red Bull. Annoncé sur le départ à l'automne dernier au moment de la fusion avortée entre Jumbo-Visma et Soudal Quick-Step, l'ancien footeux réunit à peu près tout ce qui plaît au géant du marketing sportif: jeunesse (24 ans), talent (son palmarès compte déjà un titre mondial, une Vuelta et deux succès sur Liège-Bastogne-Liège) et un caractère affirmé (ne lui demandez pas de masquer ses émotions, positives ou négatives).

En attendant de sortir le chéquier pour s'offrir un tel cador, et d'animer le mercato qui ouvrira le 1er août prochain, Red Bull a déjà avancé ses pions sur un autre terrain de jeu: la formation. Dès 2023, le programme "Red Bull Junior Brothers" a vu le jour pour dénicher des pépites et faire grandir au sein de la réserve de la World Tour "ceux qui seront capables de gagner un jour un Tour de France, une Vuelta, un Giro ou encore des classiques comme Paris-Roubaix".

"Ils vont reproduire le même schéma qu'ils ont appliqué avec succès au foot et à la Formule 1", anticipe Thibaut Dussud, chargé d'études économiques au Centre de droit et d'économie du sport de Limoges.

"En parallèle de leurs investissements, ils ont toujours eu cette volonté de faire émerger des talents. L’exemple de Max Verstappen est le plus emblématique. Avant d'être promu chez Red Bull et de remporter trois fois le championnat du monde, il s'est forgé chez Toro Rosso, la petite sœur. Si c'est légèrement différent dans la mesure où ils visent une certaine rentabilité en réalisant des transferts, on retrouve cette même politique dans le foot avec le Red Bull Salzbourg et le RB Leipzig. Pour eux, la formation est un point essentiel, ça fait partie de leur ADN et de leur savoir-faire", appuie le spécialiste de l'économie du sport.

Le Tour, "une fenêtre d'exposition hors normes"

Reste que cette arrivée dans un sport jugé traditionnel comme le cyclisme a pu surprendre pour une firme ayant surtout construit son image jeune, branchée et casse-cou autour de disciplines à sensations fortes et peu conventionnelles, du plongeon sur falaise à la voltige aérienne, du surf au breaking.

"On connaissait leur intérêt pour le cyclo-cross, le BMX et le VTT, moins pour le vélo de route. Mais ce n'est finalement pas si étonnant. Ces dernières années, l'image un peu vieillotte que pouvait avoir ce sport a beaucoup évolué. On a assisté à un basculement avec l'émergence d'une nouvelle génération de coureurs très ambitieux, offensifs, et capables de prendre tous les risques comme Tadej Pogacar, Remco Evenepoel et Mathieu van der Poel. Ils sont tout le temps en train d'attaquer, ça plaît au public et aux plus jeunes. Ils ont apporté un vent frais et ça Red Bull l'a bien compris", développe Thibaut Dussud, qui ne serait pas non plus surpris de constater à l'avenir "un effet Netflix".

À l'image de la F1, qui s'est trouvée une seconde jeunesse grâce à la sortie sur la plateforme américaine de la série documentaire Drive to survive, une plongée romancée dans les coulisses du paddock, le cyclisme espère booster ses audiences avec la déclinaison version pédale, Tour de France: Au cœur du peloton, dont la deuxième saison vient de sortir. "La stratégie de Red Bull, c'est de toucher les foules, d'être vu et de conquérir sans cesse de nouveaux publics pour vendre toujours plus de canettes (près de 10 milliards par an). Ils peuvent consacrer jusqu'à 40% de leur chiffre d’affaires au marketing sportif. Avec le cyclisme, ils misent sur une discipline en pleine évolution, et sur une fenêtre d'exposition hors normes: le Tour de France. Pendant les trois semaines de course, ils vont bénéficier à chaque étape d'une page de pub géante à la télé et sur le bord des routes. En termes de visibilité, on ne fait pas beaucoup mieux ailleurs", confirme Matthieu Llorca, spécialisé dans l'économie du sport.

La crainte renforcée d'un "vélo à deux vitesses"

Il se murmure aussi dans le milieu que Red Bull, qui n'a pas donné suite à nos sollicitations, regarderait avec curiosité le projet révélé par l'agence Reuters autour d'une ligue fermée alimentée par des fonds saoudiens. Une révolution visant entre autres à changer le modèle économique du cyclisme pour réduire la dépendance aux revenus de sponsoring et permettre aux équipes de se partager le gâteau des droits TV. "C'est un serpent de mer, mais oui, ça a pu compter dans la réflexion de Red Bull qui est à la fois une marque, un créateur de compétitions et de contenus, et une régie média. Ça peut les intéresser", note Thibaut Dussud.

Au-delà même de ce sujet, source d'inquiétudes comme de fantasmes, la venue d'un groupe aussi puissant que Red Bull semble diviser acteurs et observateurs.

"C'est à la fois attractif et inquiétant", synthétise Marc Madiot, manager de Groupama-FDJ.

"Ce qui est sûr, c'est qu'on arrive dans un carrefour où le sport business va orienter à outrance le vélo, développe-t-il. Au moment de la création du World Tour avec 18 équipes, il y avait des riches et des moins riches, mais un équilibre était tout de même assuré. Là il n’y a plus d’équilibre, je m'en rends compte au quotidien. Dans le recrutement des coureurs qui pourraient intégrer mon équipe, je vois bien qu’un énorme fossé se creuse entre quelques équipes et le reste du peloton. Et encore une fois, je crains que les équipes françaises ne soient pas à leur avantage. C'est ce qui est inquiétant pour le sport professionnel."

Jérôme Pineau, membre régulier des Grandes Gueules du Sport sur RMC, préfère cette fois voir le verre à moitié plein: "C'est positif dans le sens où ça prouve que le vélo peut encore attirer de grandes marques internationales, on peut vraiment s'en réjouir, car je sais à quel point il est difficile de trouver des partenaires... Dans le même temps, je comprends aussi l'inquiétude des équipes qui n'ont pas du tout les mêmes moyens. Elle craignent d'avoir beaucoup de mal à rivaliser et redoutent un vélo à deux vitesses. Mais il ne faut pas que ça les décourage. Les excellents résultats de Decathlon-AG2R La Mondiale cette saison montrent qu'il y a de la place pour tout le monde." À condition de résister à l'envol du taureau.

Article original publié sur RMC Sport