"Rendre la vie impossible aux consommateurs" de drogues, est-ce une solution pour lutter contre le trafic?

Pour lutter contre les trafics de drogue, Emmanuel Macron souhaite tant s'attaquer aux vendeurs qu'aux consommateurs. Une politique répressive envers les usagers qui est loin de faire l'unanimité des spécialistes.

Un ton qui se durcit. Fidèle au discours qu'il porte depuis son accession à l'Élysée, Emmanuel Macron a de nouveau martelé son souhait de lutter contre les trafics de drogue ce mardi 19 mars lors d'un déplacement surprise à Marseille. Vantant l'opération "Place nette XXL" qu'il souhaite mettre en place pour atteindre les trafiquants, le chef de l'État a également eu un mot pour les consommateurs.

"On va prendre de nouveau dispositif pour aller jusqu'au bout. Rendre la vie impossible aux consommateurs", a déclaré le président.

Ce mercredi, le ministre de la Justice Éric Dupond-Moretti pointait également du doigt sur BFMTV-RMC, la responsabilité des usagers : "Celui qui fume son petit pétard le samedi, ce pétard-là voyez, il a le goût du sang séché sur les trottoirs."

Des prises de paroles qui s'ancrent dans la politique, assumée de répression des consommateurs, du ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin. Le locataire de la place Beauvau, qui parlait en avril 2023 d'une "consommation débridée" de drogue, a annoncé ce jeudi vouloir autoriser les forces de l’ordre à pratiquer des tests salivaires sur la voie publique pour "taper la politique de la demande".

Une politique inefficace pour de nombreux professionnels

En France, l'usage de stupéfiants est un délit puni d’une peine maximale d'un an d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende selon le code de santé publique. Depuis 2019, des amendes forfaitaires de 200 euros -inscrites au casier judiciaire- peuvent aussi être imposées par un policier, un gendarme ou tout agent public habilité qui constate l'infraction.

En 2023, 34 000 personnes majeures ont été condamnées pour "infractions à la législation sur les stupéfiants" soit 1 000 de plus qu'en 2022, d'après les chiffres du ministère de la Justice, communiqués à BFMTV.com. Pour les mineurs, les condamnations ont quant à elles augmenté de 23% entre 2022 et 2023 passant de 7 000 mineurs condamnés à 9 000. Pourtant, beaucoup de professionnels du secteur déplorent l'inefficacité d'une telle politique répressive envers les consommateurs.

"Éradiquer la consommation de stupéfiants par la force, par la police, c'est un mythe. Tout le monde le sait", affirme Dominique Duprez, sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS et membre du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip) à BFMTV.com.

Pour lui, comme pour Christian Mouhanna, également membre du Cesdip et sociologue spécialiste des politiques de répression, les statistiques parlent d'elles-mêmes. La France a une des politiques les plus répressives à ce sujet en Europe tout en étant le deuxième territoire du continent où la consommation de cannabis est la plus élevée.

Selon l'Observatoire français des drogues et des tendances addictives, cinq millions de personnes ont consommé du cannabis en France en 2022 et 600 000 personnes ont consommé de la cocaïne.

Si selon Santé publique France, la consommation de cannabis était comparable en 2021 à celle de 2017, l'usage de cocaïne a augmenté de manière forte et continue depuis 2010.

"La France est un cas atypique sur le plan européen, c'est la seule à encore avoir ce type de discours pénaliste", souligne Dominique Duprez à l'heure où de plus en plus de nos voisins tendent à la dépénalisation ou à la légalisation du cannabis, comme l'Allemagne récemment.

"Cela nous complique presque la tâche pour traquer les vendeurs"

Les policiers, eux-mêmes, ne semblent pas friands de cette politique répressive envers les consommateurs. Selon une étude commandée par la Défenseure des droits et menée par des chercheurs du Cesdip publiée le 27 février dernier, 69% des policiers jugent peu ou pas efficaces les contrôles ciblés sur les consommateurs de cannabis.

"En effet, s'il n'y a pas de consommateurs, il n'y a pas de vendeurs mais les résultats sont très à la marge", constate Bruno Bartocetti, secrétaire général délégué de la zone Sud de l'unité SGP police FO. Il déplore que les amendes forfaitaires soient une surcharge de travail, les policiers étant "là pour verbaliser, non pour encaisser". Des amendes dont moins du tiers sont effectivement payées.

Bruno Bartocetti constate aussi que cette politique favorise "les Uber shit et les Uber coke": "Les consommateurs n'osent plus aller vers les dealers et font leurs achats sur les réseaux sociaux. Cela nous complique presque la tâche pour traquer les vendeurs", explique-t-il.

Une politique contre-productive

Pour le président de la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Miluda), il est important de différencier les "usagers de drogue dépendants, qui n’ont plus leur libre arbitre" et les "non-dépendants, qui sont dans des démarches 'récréatives'", comme il l'expliquait dans les colonnes du Monde en août dernier.

D'après certains spécialistes, la question de la dépendance est en effet un des points d'achoppement de la politique répressive, qui serait contre-productive.

"Les consommateurs se dissimulent, ils ont peur de demander de l'aide aux professionnels", affirme Bernard Basset, le président de l'association Addictions France, contacté par BFMTV.com.

Ce qui entrave ainsi leur accès aux services de santé et les dissuade d'appeler les urgences en cas d'overdose.

L'Institut national sur l'abus des drogues aux États-Unis affirme même que la stigmatisation peut pousser les usagers à augmenter leur consommation. "Les personnes souffrant de troubles liés à l'utilisation de substances peuvent déjà se sentir coupables et se reprocher leur maladie. [...] Ces sentiments de honte et d'isolement peuvent à leur tour renforcer le comportement de recherche de drogues", écrit l'agence fédérale sur son site internet.

Pour le sociologue, Christian Mouhanna, également membre du Cesdip, que ce soit l'usage récréatif ou la dépendance, cela pose la question de la place de la maladie mentale dans la société. "Il faut se demander pourquoi les gens éprouvent le besoin de basculer dans ces consommations", martèle-t-il, agacé "de répéter la même chose depuis 25 ans".

La prévention et l'éducation

La solution ainsi préconisée par ces spécialistes? La prévention et l'éducation. "Il y a 14 fois plus de moyens qui sont dédiés à la répression qu'à la prévention et à la politique sanitaire et sociale", regrettait en juin dernier sur franceinfo Samra Lambert, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature, signataire de la pétition lancée en juin 2023, par le Collectif pour une nouvelle politique des drogues (CNDP).

"Il faut envoyer des médecins, des addictologues, des anciens consommateurs de stupéfiants dans les écoles qui montrent les problèmes que cela pose. Pas des policiers", abonde Christian Mouhanna.

La critique de cette politique de répression envers les consommateurs porte aussi sur son coût -la Fédération Addiction note sur son site internet qu'en 2023, 1,72 milliard d’euros était consacré au budget de l’État-, sur "l’engorgement des services de police et justice", ou encore sur les inégalités sociales qu'elles engendrent.

"Le contrôle de l'usage de la cocaïne dans les classes moyennes et supérieures est quasi inexistant. Cette intensification de la répression se fait, dans les cités, avec une grande inégalité", note Dominique Duprez.

"Cela permet de sécuriser la population"

Pourtant certains politiques, comme le gouvernement, portent la pénalisation des consommateurs comme un point névralgique de la lutte contre ces trafics de drogue qui selon l'Insee génère en France une activité économique d'environ 2,7 milliards d'euros par an.

Le sénateur LR Stéphane Le Rudulier avait déposé une proposition de loi en septembre dernier visant à "renforcer les sanctions". Pour lui, les consommateurs ont un "rôle fondamental" en contribuant " à la pérennité du système instauré par les trafiquants".

"On ne peut combattre ce système en laissant la demande se développer. Les consommateurs doivent comprendre la gravité de leur geste: il faut les mettre face à leurs responsabilités. Par leur consommation, ils financent le crime. Ils ont indirectement du sang sur les mains", a déclaré le sénateur qui souhaite une élévation de l'amende forfaitaire à 1 000 euros ou encore un stage obligatoire de sensibilisation aux dangers de l'usage de produits stupéfiants" au frais des usagers.

Si Bruno Bartocetti, secrétaire général de l'unité SGP police prône une "politique globale" qui "éduque" en même temps qu'elle "sanctionne", il souligne que la répression "donne des résultats en matière de sécurité".

"Cela permet de sécuriser la population qui vit dans des conditions difficiles, qui en ont marre de voir les consommateurs venir acheter leurs produits en bas de chez eux", déclare-t-il.

Un magistrat, que nous avons interrogé et qui souhaite garder l'anonymat, affirme aussi que la pénalisation permet aux personnes fermement condamnées de se sortir de la drogue. "Ils sont contraints par l'autorité judiciaire à un suivi, à des démarches de soin. Ils évoluent, ils arrêtent, ils revivent même. Je ne pense pas que ces personnes auraient arrêté d'elles-mêmes", constate-t-il.

Article original publié sur BFMTV.com