Présidentielle 2022 : la lutte contre le complotisme, grand absent de la campagne

Manifestation anti vaccin à Lyon, le 14 août 2021 (JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP)
Manifestation anti vaccin à Lyon, le 14 août 2021 (JEAN-PHILIPPE KSIAZEK / AFP)

En meeting ou en interview, aucun candidat n'a fait de proposition forte pour lutter contre la désinformation et le complotisme, qui se sont pourtant accentués avec la crise sanitaire.

C'est l'un des éléments jusqu'à présent totalement oublié de la campagne présidentielle : la lutte contre la désinformation et le complotisme. Des thèmes pourtant mis sur le devant de la scène depuis le début de la pandémie. Au point qu'en février 2020, le directeur général de l'OMS affirme que "nous ne combattons pas seulement une épidémie, nous combattons aussi une 'infodémie'", contraction d'information et de pandémie pour parler des fausses informations autour du Covid.

Des idées complotistes qui, pour la première fois, se sont traduites dans la rue, avec les mouvements anti masque, puis anti vaccins, ainsi que lors du "convoi de la liberté", dont il est l'un des moteurs. Si le complotisme et la désinformation sont passés de mobilisation en ligne à la rue, cela n'a pas influé sur la campagne présidentielle, les candidats préférant évoquer le pouvoir d'achat, l'immigration ou encore les droits de succession.

Le Covid "a accéléré l'adhésion aux thèses complotistes"

Pourtant, depuis deux ans, le nombre de personnes adhérant à des thèses complotistes ou victimes de désinformation a augmenté. "La pandémie a accéléré le phénomène, certains ont basculé durablement dans le complotisme. D'autres, au contraire, ont pris conscience de la toxicité de ces thèses-là durant la pandémie", observe Rudy Reichstadt, directeur du site Conspiracy Watch.

Pour expliquer ce basculement dans les thèses complotistes, Tristan Mendès France, maître de conférences associé à l’université de Paris Diderot et spécialiste des cultures numériques, évoque "le malaise social, la frustration, le besoin de resociabilisation et de retrouver le sens de la communauté à travers des causes qui sont essentielles à leurs yeux".

Un manque de confiance dans la parole publique

Un basculement dans les idées complotistes liée à la situation de crise. "Une situation d'anxiété est liée à une plus forte adhésion aux théories du complot. Plus l'on a peur, plus l'on adhère à ce type d'idées, qui offrent souvent un responsable de la situation, Bill Gates, Soros...", ajoute Tristan Mendès France.

Autre élément avancé, celui d'une défiance croissante envers les médias et la parole politique, qui accroît le basculement dans les complotisme. "Quand des politiques s'arrangent avec les chiffres pour que cela colle à leur discours, comme sur le Covid à l'école, que des chercheurs utilisent leur étiquette de membre du CNRS pour écrire des tribunes sulfureuse ou que de médias invitent des désinformateurs, cela nuit à leur réputation, et les gens sont moins réceptifs au discours des institutions, et se tournent vers la désinformation", avance Alexander Samuel, gilet jaune et docteur en biologie, qui lutte contre les fake news sur le vaccin.

"Il existe un réel parti de la désinformation"

Si le sujet de la désinformation est au coeur des mouvements sociaux, il est en marge des programmes électoraux. "Il y a sans doute une stratégie électorale, avec pour but ne pas se mettre à dos des électeurs potentiels car il existe aujourd'hui un réel 'parti de la désinformation' dont les politiques s'accommodent si cela peut leur permettre de grapiller quelques voix", observe Philippe Moreau-Chevrolet, professeur de communication politique à Science Po.

Parmi les exemples, Jean-Luc Mélenchon saluant des soignants suspendus car non vaccinés en Guadeloupe, la position ambigüe de Christiane Taubira sur le vaccin, Emmanuel Macron rencontrant Didier Raoult ou encore la réception de médecins qualifiés de covido-sceptiques à l'Élysée, relaté par Libération notamment.

Mélenchon accusé de complotisme

Une prise de position face au complotisme difficile à assumer d'autant que "Jean-Luc Mélenchon est parfois accusé de complotisme, donc il peut percevoir la lutte contre le phénomène comme une arme dirigé contre lui", observe Tristan Mendès-France.

En juin dernier, Jean-Luc Mélenchon a été taxé de complotiste après avoir notamment lancé : "Vous verrez que dans la dernière semaine de la campagne présidentielle, nous aurons un grave incident ou un meurtre", pour "montrer du doigt les musulmans", "tout ça c'est écrit d'avance".

"Certains candidats profitent des théories du complot"

Jean-Luc Mélenchon a affirmé soutenir le "convoi de la liberté", lors d'un meeting à Montpellier. "Quand des personnalités politiques affirment soutenir un mouvement dans lequel il y a une dimension complotiste, il faut absolument qu'ils pointent du doigt les désinformateurs, qui font du tort à ceux qui se mobilisent pour une cause", estime Alexander Samuel.

"Marine Le Pen et Eric Zemmour, qui tirent profit de certaines thèses complotistes, n'ont eux pas intérêt à lutter contre", poursuit Tristan Mendès France. Parmi ces thèses, celle du grand remplacement, que Valérie Pécresse a repris avant de s'en défendre.

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"Complotisme est le mot des élites, le mot des bien-pensants, l’arme suprême du politiquement correct lorsqu’il est attaqué, contesté, déconstruit. Le mot qui interdit toute analyse iconoclaste, qui regarde ce qu’il y a derrière le rideau du discours dominant. La frénésie autour du documentaire Hold-Up en est la dernière preuve. Ce documentaire, pourtant, ne mérite ni cet excès d’honneur ni cet excès d’indignité", écrivait en 2020 le chroniqueur pas encore candidat Éric Zemmour dans Le Figaro, au sujet des accusations de complotisme autour du documentaire controversé Hold-up.

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Un sujet pas porteur électoralement

Pour les autres partis, "ils ne s’en saisissent pas car cela peut parasiter les grands enjeux sociaux et climatiques", estime de son coté Rudy Reichstadt, le directeur du site Conspiracy Watch. "D'autant que le thème est délicat, pas porteur électoralement et n'a pas le vent en poupe en terme populaire", complète Tristan Mendès France.

Selon un sondage Odoxa pour Europe 1 publié en novembre dernier, à la question "Parmi les grands domaines suivants, quels sont ceux qui compteront le plus dans votre vote à l'élection présidentielle ?", les sondés, qui pouvaient sélectionner deux choix, répondent ainsi : 45% évoquent le pouvoir d'achat, 30% la santé, 25% l'immigration, 24% la sécurité et la lutte contre le terrorisme, 21% l'environnement, 13% le chômage, 13% l'éducation, 10% l'identité française et 9% la fiscalité.

La lutte contre la désinformation, "un enjeu majeur"

Pourtant les enjeux qui se cachent derrière la lutte contre la désinformation et le complotisme sont importants. "C'est un enjeu majeur car une démocratie qui fonctionne, ce sont des électeurs qui votent en ayant accès a informations fiables. Dès lors que le marché de l'information est contaminé par la désinformation et complotisme, cela perturbe la mécanique de la démocratie", développe Tristan Mendès-France.

En septembre 2021 est lancée par l'Elysée, la "commission Bronner", chargée de faire des propositions dans les champs de l'éducation, de la régulation, de la lutte contre les "diffuseurs de haine" et de la désinformation. En janvier dernier, la commission rendait une trentaine de propositions destinée à lutter contre la désinformation.

"L'absence de ce sujet dans la campagne présidentielle est symbolique des propositions de la commission, qui ont été rendues mais n'ont pas donné lieu à un débat public, alors qu'elles auraient pu figurer au coeur des programmes des candidats", regrette Rudy Reichstadt, directeur de Conspiracy Watch et membre de la commission Bronner.

"Le convoi de la liberté n'est qu'un épisode parmi d'autres"

Parmi la trentaine de propositions, limiter les possibilités de financements des sites diffusant des fausses informations, mieux sanctionner la diffusion volontaire de fausses informations, influer sur les algorithmes des réseaux sociaux ou de faire de "l’esprit critique" une grande cause nationale.

"À chaque mobilisation depuis plusieurs mois, une part des participants bascule dans le complotisme et n'attend qu'un autre sujet pour se mobiliser. On l'a vu avec certains manifestants, passés des mobilisations gilets jaunes à celle anti masque, puis contre le vaccin, puis aux convois de la liberté. Le risque, c'est que l'assiette de manifestants grossisse au fur et à mesure des mobilisations et aboutisse à des manifestations d'ampleurs, comme on l'a vu lors de la prise du Capitole à Washington. Cet épisode des convois de la liberté n'est qu'un épisode parmi d'autres, le prochain sera peut être lié à des contestations électorales ou liées au climat", conclut Tristan Mendès-France.

VIDEO - Rudy Reichstadt : "Le complotisme est un discours politique nocif"