"Plutôt Hitler que le Front populaire" : d'où vient cette expression utilisée par la gauche pour décrédibiliser ses adversaires ?

En réponse aux critiques de la droite et du centre sur l'union des partis de gauche en vue des législatives, une célèbre référence historique a été convoquée.

La gauche accuse la droite de préférer "Hitler plutôt que le Front populaire". (Photo : Victoria Valdivia / Hans Lucas / Hans Lucas via AFP)

Près de 85 ans plus tard, l'histoire est-elle vraiment en train de se répéter ? A la suite de l'annonce par Emmanuel Macron de la dissolution de l'Assemblée nationale et de la tenue d'élections législatives anticipées, les 30 juin et 7 juillet prochains, les partis de gauche se sont réunis autour de la bannière du Nouveau Front populaire.

L'objectif affiché est de constituer une force électorale de grande ampleur face à la montée de l'extrême droite, incarnée par le triomphe du Rassemblement national aux élections européennes. Sur l'initiative de François Ruffin, cette grande coalition a été baptisée en référence à l'union des gauches contre le fascisme dans les années 1930 en France.

Dans les heures suivant cette annonce, et depuis plusieurs semaines désormais, un tombereau de critiques s'est abattu sur les différents partis de gauche, en provenance notamment du parti présidentiel Renaissance et des Républicains, mais aussi de nombreux éditorialistes. Jugeant que ces derniers font le jeu de l'extrême droite en les ciblant davantage que le RN, plusieurs militants et figures de gauche ont ensuite fait part de leur indignation, estimant que le camp libéral avait choisi "Hitler plutôt que le Front populaire".

Cet élément de langage n'est d'ailleurs pas apparu avec l'union de la gauche pour les prochaines législatives. Il avait ainsi été employé par Manon Aubry, tête de liste de La France Insoumise pour les européennes, au moment de commenter les résultats du 9 juin, quelques minutes avant qu'Emmanuel Macron n'annonce la dissolution de l'Assemblée : "Le total des voix de l'extrême droite et la progression de ses idées prouvent que des pans entiers de notre système politique, médiatique et économique s'apprête à dire : 'plutôt Hitler que le Front populaire'."

À quoi fait exactement référence cette expression renvoyant près d'un siècle en arrière ? D'après l'économiste Maxime Combes, il s'agirait d'un slogan autour duquel se sont réunies différentes composantes de la droite et du patronat français dans la deuxième moitié des années 1930.

Plus précisément, l'expression désigne le choix de cette caste, prise en sandwich à l'époque entre un bloc de gauche incarné par le Front populaire et une extrême droite de plus en plus forte, de se tourner plutôt vers cette dernière, contribuant ainsi plus ou moins directement à la défaite de la France face au nazisme, à l'Occupation et à la Collaboration.

En termes de sources historiques, on trouve toutefois assez peu de traces de l'emploi de cette expression. D'après un article publié sur le site de la municipalité de Genève, elle serait apparue pour la première fois en décembre 1936 dans un lettre envoyée à L'Humanité par le comité central du Parti communiste allemand, où ce dernier fustige "ceux qui proclament : 'Plutôt Hitler que le Front populaire'".

Elle a ensuite été utilisée rétrospectivement dans plusieurs écrits de gauche, qui attribuent ce slogan tantôt aux élites économiques de la fin des années 1930, tantôt au régime de Vichy. Dans un cas comme dans l'autre cependant, les travaux des historiens n'ont pas permis de déterminer avec certitude si le slogan avait été véritablement employé en tant que tel.

De fait, il semble correspondre à l'état d'esprit de la droite et du patronat de l'époque, plutôt qu'à un réel élément de langage. C'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut comprendre sa variante "plutôt Hitler que Léon Blum" (en référence au chef du gouvernement du Front populaire), utilisée en 1938 dans un article publié dans la revue Esprit par le fondateur de cette dernière, le philosophe Emmanuel Mounier.

Dénonçant les compromissions de toute une partie de l'élite économique avec Adolf Hitler et le IIIe Reich, ce dernier se livre à une diatribe cinglante contenant notamment ces mots : "On ne comprendra rien au comportement de cette fraction de la bourgeoisie française si on ne l'entend murmurer à mi-voix 'Hitler plutôt que Blum'."

"Emmanuel Mounier était un chrétien-démocrate, un centriste, et sa revue Esprit était plutôt tiède, c'était tout sauf des gauchistes, précise l'historien Johan Chapoutot dans l'émission Au Poste. Avec cette formule, Mounier caractérise le choix qui a été fait par les possédants de privilégier la droite extrême et l’extrême droite contre la gauche, qui est à leurs yeux une abomination."

De nombreux travaux, comme ceux de l'historienne Annie Lacroix-Riz, attestent en effet de ces liaisons dangereuses entre les élites économiques, notamment françaises, et le nazisme dans les années 1930, qui ont contribué à précipiter l'Europe dans l'horreur de la Deuxième Guerre mondiale. Davantage qu'à un leitmotiv de l'époque, l'expression "plutôt Hitler que le Front populaire" renvoie donc à un constat historique : celui d'un patronat qui a préféré favoriser l'extrême droite plutôt que de céder aux revendications sociales de la gauche.

On comprend donc que cette expression résonne d'un sens particulier dans le contexte actuel, où de nombreuses voix de gauche alertent sur un rapprochement en cours entre l'extrême droite et les milieux patronaux et libéraux.