Législatives : Emmanuel Macron peut-il sécuriser les réformes déjà votées ?

Quelle majorité au soir du second tour des législatives anticipées ? L’incertitude qui pèse sur le scrutin oblige l’exécutif à anticiper l’après. Selon la newsletter Politico, les petites mains de l’Elysée et de Matignon s’activent depuis plusieurs jours pour publier avant le 8 juillet les décrets d’application de certains textes de loi, toujours en suspens. Une parution qui nécessite parfois un avis du Conseil d’Etat. D’après le site Acteurs publics, les directeurs de cabinet des différents ministres ont été convoqués par Claire Landais, la secrétaire générale du gouvernement, qui les a priés d’accélérer leur travail de rédaction. Contacté par Public Sénat, l’entourage du Premier ministre n’a pas donné suite à nos sollicitations.

D’après le baromètre de l’application des lois mis en place par l’Assemblée nationale, une vingtaine de décrets d’application ont été publiés depuis le 9 juin et l’annonce de la dissolution, sans que l’on observe d’inflation ou de ciblage particulier sur un texte de loi plutôt qu’un autre. Ces décrets concernent, pêle-mêle, la mise en œuvre de certaines dispositions du budget 2024 et du financement de la Sécurité sociale ; l’adaptation au droit de l’Union européenne de diverses mesures en matière d’économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole ; la loi pour le plein-emploi, ou encore la transposition de l’accord national interprofessionnel sur le partage de la valeur en entreprise.

Dix décrets sont en lien avec des mesures de santé, relatives aux lois Valletoux et Rist, ainsi qu’au budget de la Sécurité sociale. Notamment sur l’habilitation des pharmaciens à pratiquer la vaccination ou à délivrer sans ordonnance certains médicaments. Mais aussi sur le prolongement jusqu’en 2030 de l’exercice provisoire des professionnels de santé ne remplissant pas les conditions de nationalité et de diplôme normalement applicables dans certains territoires d’Outre-mer, comme Mayotte. Cette mesure a été adoptée début décembre au Parlement, mais elle prend une résonance toute particulière au regard du programme présenté par le Rassemblement national, qui souhaite exclure les Français binationaux de certaines fonctions stratégiques.

Les textes sensibles

Jusqu’au second tour des législatives, et peut-être encore dans les jours qui suivront, il sera pertinent d’observer si le nombre de décrets d’application relatifs à certaines lois, plus sensibles que d’autres, aura tendance à grimper. En l’occurrence les textes budgétaires, desquels dépend la mise en œuvre des politiques publiques. Sur les 120 décrets d’application que nécessite la loi de finances 2024, seuls 23 ont été pris à ce jour. Et seulement 9 sur les 121 mesures d’application que réclame la loi de financement de la Sécurité sociale. Aucun décret n’a encore été publié sur la très polémique loi immigration, condamnée par la gauche et jugée insuffisante à droite de l’échiquier politique. Même chose pour la loi Kasbarian, visant à protéger les logements contre l’occupation illicite, qui a été très largement dénoncée par la gauche.

Une marge de manœuvre assez limitée

Le décret d’application est un acte administratif par lequel le gouvernement précise les modalités d’application de la loi une fois votée. Il est un mode d’exercice du pouvoir qui permet à l’exécutif de détailler le cadre général fixé par le législateur, même si certains textes sont suffisamment précis pour pouvoir se passer de tels décrets. La publication des décrets d’application est une obligation à laquelle l’Etat a déjà été rappelé plusieurs fois par le Conseil d’Etat dans le passé. Car sans ces décrets, la loi ne peut pas être exécutée.

« Le décret d’application vient régler les questions de tuyauteries administratives. C’est une très lourde et fâcheuse tendance du législateur français que de renvoyer à des décrets certains dispositifs », explique la constitutionnaliste Anne-Charlène Bezzina. « Le gouvernement ne peut pas utiliser les décrets d’application pour tordre la loi, mais entre le fait de ne pas la contrarier et la reproduire à l’identique, il existe une marge de discretionnalité laissée à l’exécutif, avec un panel infini de nuances », observe Emilien Quinart, maître de conférences en droit public à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne.

Dès lors, on imagine que les décrets d’application pris par le pouvoir en place sur un texte qu’il n’a pas soutenu, et voté sous une précédente majorité, pourraient en amenuiser l’impact. « Il n’est pas étonnant, en période d’alternance, que le gouvernement veuille sécuriser les textes auxquels il tient. C’est quelque chose de courant, et même si cela peut donner le sentiment d’une forme de panique, c’est aussi une manière de mettre les choses au clair avant de laisser la place », note Anne-Charlène Bezzina. La possibilité d’entrave du pouvoir sortant au pouvoir entrant reste toutefois très limitée, au nom de l’alternance démocratique : l’exécutif a toujours la possibilité de revenir sur un décret en prenant un autre décret, c’est ce que les juristes appellent la « mutabilité » du pouvoir réglementaire.

« La réforme des retraites offre un exemple caractéristique. Le report de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans relève du règlement. Le gouvernement avait fait le choix de passer par la loi, mais demain, il suffira d’un décret pour revenir à 62 ans », relève Emilien Quinart. En revanche, l’abrogation d’un texte déjà adoptée nécessite de repasser devant le Parlement, via un nouveau projet de loi.

Jouer la montre

Le gouvernement n’est pas soumis à un délai limite de publication. Dans certains cas, les décrets n’ont pas été publiés avant des années. Un exemple célèbre est celui de la loi Neuwirth qui autorise l’usage de la pilule contraceptive. Le texte est adopté par le Parlement en décembre 1967, mais les décrets d’application ne seront publiés qu’en 1969 et 1972.

« Depuis le début des années 2000, la jurisprudence est bien plus vigilante sur l’application des lois. Généralement, au-delà de six mois, le Conseil d’Etat commence à se montrer suspicieux… », observe Emilien Quinart. Un nouvel exécutif ne peut donc pas laisser mourir les textes qui ne le satisfont pas. Ironie du sort : le gouvernement peut même être tenu pour responsable par le Conseil d’Etat de la non-exécution des lois faites par la majorité précédente.

Au Sénat, l’application des lois fait l’objet d’un rapport annuel, il est généralement l’occasion de vives réprimandes de la part des parlementaires à l’encontre de l’exécutif, souvent suspecté de jouer les prolongations sur certaines mesures. « Les dispositions issues de lois d’origine parlementaire connaissent en moyenne des taux d’application inférieurs à celles des lois d’initiative gouvernementale (taux moyen de seulement 43 % contre 64 % toutes lois confondues). Pourtant, l’adoption rapide des textes réglementaires par le Gouvernement, quelle que soit l’origine des dispositions législatives, est indispensable à la bonne application de la loi et au respect de la volonté du législateur. Un tel écart de vingt points n’est pas acceptable. Le délai moyen pour la prise des textes d’application de ces lois est de 7 mois et 9 jours, dépassant la limite de 6 mois », observe la sénatrice centriste Sylvie Vermeillet au titre de l’exercice 2022-2023.

« Certains diront que c’est de la mauvaise volonté. Plus vous tardez, moins vous rendez la loi effective. Il y a certainement une forme de jeu entre le gouvernement et ses oppositions, mais parfois aussi un certain amateurisme face à des difficultés techniques. À force de légiférer sur tout, l’administration ne suit pas et l’on tombe dans une sorte d’inertie », commente Anne-Charlène Bezzina.

Vers un bras de fer en Conseil des ministres

Notons que le président de la République a la possibilité d’imposer son propre agenda au chef de gouvernement. Y compris en période de cohabitation, en choisissant les décrets qui sont délibérés en Conseil des ministres, qu’il s’agisse des décrets d’application de la loi ou des décrets réglementaires. C’est une manière pour le président de pousser des sujets que le Premier ministre ne souhaitait pas nécessairement voir inscrits à l’ordre du jour, mais aussi d’assumer la paternité de certains textes car le chef de l’Etat est tenu pour l’auteur des décrets délibérés dès lors qu’il y appose sa signature.

Or, les décrets que signe le président, au nom du parallélisme des formes, ne peuvent être modifiés que par un autre décret du président, à moins que celui-ci n’autorise formellement son Premier ministre à les retoucher. Si le chef du gouvernement souhaite aller au-delà de la volonté présidentielle, il devra en passer par le Parlement, « une option toujours hasardeuse sans majorité absolue », souffle Emilien Quinart.