Un gouvernement RN peut-il paralyser le Conseil des ministres de l’Union européenne ?

Un nouveau cycle institutionnel s’est ouvert dans l’Union européenne dans un contexte totalement inédit. Si le Parlement européen reste dominé par une grande coalition centrale, la probabilité d’une victoire du Rassemblement national aux législatives en France ouvre une nouvelle période d’incertitude. Un tel évènement pourrait entraîner des conséquences au niveau du jeu politique européen. C’est en tout cas une crainte qui se diffuse chez plusieurs parlementaires.

L’audition du ministre chargé de l’Europe, Jean-Noël Barrot, au Sénat ce 26 juin, en a été l’illustration. Évoquant tantôt les sujets environnementaux tantôt les dossiers internationaux, et au premier chef l’Ukraine, le socialiste Michaël Weber a ouvertement posé le scénario d’une « capacité de blocage au Conseil [de l’Union européenne] d’une minorité d’extrême droite ». Le sénateur écologiste Jacques Fernique redoute aussi des vents contraires pour les ambitions vertes de l’Union. « Le suspens électoral en cours peut, si le scénario du pire se réalise, faire siéger au nom de la France dans quelques semaines au Conseil des ministres de l’Union européenne des ministres d’extrême droite qui, peut-être avec leurs homologues d’Italie, des Pays-Bas, de la Hongrie, de la Slovaquie, de la Suède, disposeraient de la minorité de blocage. »

Pour rappel, les actes législatifs européens reposent sur une codécision entre le Parlement européen, et le Conseil de l’Union européenne. Au sein de ce dernier, chaque État y est représenté par un ministre, et les textes y sont adoptés à la majorité qualifiée. Une minorité de blocage peut s’opposer à un texte, par un vote contre ou une abstention, si elle forme au moins 35 % des habitants de l’Union européenne et au minimum quatre États membres. L’eurodéputé Pascal Canfin (Renaissance) a été l’un des premiers à mettre en garde contre cette éventualité, le 17 juin. Le président sortant de la commission de l’environnement au Parlement européen a fait les comptes des exécutifs où l’extrême droite est présente : les gouvernements italien, hongrois, néerlandais et slovaque, rejoints par un hypothétique gouvernement RN en France représentaient 35,7 % de la population de l’UE. De quoi s’arroger un « droit de veto collectif » pouvant « paralyser l’Europe », selon lui. L’économiste Jean Pisani-Ferry, qui a participé à la campagne d’Emmanuel Macron en 2017, a lui aussi identifié cette « minorité de blocage », dans une tribune publiée hier dans The Economist.

Des alliances ni automatiques, ni naturelles

Plusieurs spécialistes considèrent que ce raisonnement est purement théorique. « On peut dire que sur le papier, il existe au Conseil de l’Union européenne une minorité de blocage eurosceptique, mais en réalité, c’est une abstraction idéologique. Il faut regarder dossier par dossier, projet de loi par projet de loi », tient à nuancer Sylvain Kahn, professeur au centre d’histoire de Sciences Po et auteur de L’Europe face à l’Ukraine (PUF, 2024).

« Sur certains sujets, un gouvernement RN pourrait être d’accord avec les autres membres du Conseil. Il pourrait aussi être mis en minorité, c’est impossible à prévoir », tempère également Christine Verger, vice-présidente de l’Institut Jacques Delors. Cette ancienne directrice du cabinet de Josep Borrell, le président du Parlement européen de 2004 à 2007 considère en outre que le RN aux manettes d’un gouvernement n’aurait pas beaucoup d’alliés. « Le principal allié qu’il pourrait avoir, c’est Viktor Orbán [le Premier ministre hongrois] mais c’est tout. Giorgia Meloni [la Première ministre italienne] mène une politique totalement mainstream sur le plan européen. Elle n’est pas dans le même registre que le RN. »

« Il n’y a pas besoin d’un parti nationaliste pour constituer des minorités de blocage », souligne le ministre chargé de l’Europe

« Les minorités de blocage ne sont pas stables, il n’y a pas de minorité de blocage permanente, cela dépend des dossiers », insiste également Stéphanie Novak, professeure de science politique à l’université Ca’ Foscari de Venise. Cette universitaire, qui a mené des travaux notamment sur la prise de décision dans les institutions européennes, considère que les propositions du RN sont en tout cas « aux antipodes de cette culture du compromis au Conseil », au sein duquel il « faut accepter des concessions ».

« Dire non tout le temps n’est pas une stratégie qui fonctionne au Conseil », explique-t-elle. Historiquement, la diplomatie française s’est toujours raccrochée à une logique de consensus dans cette institution, rejoindre une minorité de blocage serait un changement de stratégie très fort. « La France peut constituer des minorités de blocage pendant les négociations pour obtenir des concessions de la part de la présidence mais une fois que les représentants français savent qu’il y a majorité qualifiée et qu’un texte va être adopté, la France ne vote pas contre et ne s’abstient pas lors du vote public », détaille Stéphanie Novak.

Certains domaines requièrent toutefois l’unanimité : ce qui est relatif à la politique étrangère et de défense, à la fiscalité, l’élargissement de l’UE, et bien sûr le cadre financier pluriannuel. « Là où il peut y avoir une bagarre à terme, c’est sur les perspectives financières. C’est un sujet qu’ils peuvent chercher à mettre en avant pour demander symboliquement la réduction de la contribution financière », pressent Christine Verger.

En réponse aux sénateurs, le gouvernement par la voix du ministre chargé de l’Europe Jean-Noël Barrot n’a pas dramatisé outre mesure la possibilité qu’une coalition de « non » se forme à l’intérieur du Conseil de l’Union européenne. « Il est possible effectivement que des minorités de blocage interviennent. Il n’y a pas besoin d’un parti nationaliste pour en constituer, puisqu’il nous est arrivé d’en constituer pour faire échec à des textes qui allaient à l’encontre des intérêts français. »

Une France qui pourrait être « cornérisée » ou qui pourrait « prendre le leadership des bloqueurs »

Globalement, difficile de dire comment le Rassemblement national aux commandes du gouvernement pourrait aborder les dossiers européens, une matière sur laquelle il a fortement évolué ces dix dernières années. « Ils peuvent aller au clash, mais j’en doute beaucoup. Ils peuvent aussi jouer une forme d’apaisement, d’image de responsabilité », imagine Christine Verger. « Ce qu’on peut imaginer, c’est une certaine forme de perte d’influence française, car elle serait sur des positions plus minoritaires. »

En cas de majorité absolue du RN aux législatives, « ce qui est sûr, c’est qu’on aura avec la France un agent perturbateur et eurosceptique extrêmement vivace. Vous allez avoir à la table du Conseil un pays central dans la vie politique de l’Union européenne, dont le gouvernement considère que l’Europe fait partie du problème, voire est le problème », se projette Sylvain Kahn. « Soit la France parviendra à prendre le leadership des bloqueurs et des frondeurs, soit elle sera cornérisée, marginalisée. Les deux sont tout à fait possible en même temps et alternativement selon les sujets dans une Union à 27. »

Signe des enjeux, en cas de cohabitation avec un gouvernement issu du Rassemblement national, la nomination des pièces maîtresses de la politique européenne de la France risquerait de tourner au bras de fer entre la présidence de la République et le Premier ministre : on pense à au secrétariat général aux affaires européennes, l’administration qui pilote au niveau interministériel la politique européenne, ou à la représentation permanente de la France à Bruxelles, qui dispose d’un rôle de premier plan dans les négociations techniques et diplomatiques au Conseil. « Matignon et le gouvernement jouent un rôle très important dans la politique européenne de la France. Elle ne se fait pas qu’à l’Élysée », prévient Sylvain Kahn.