"Le Garçon et le héron": comment Hayao Miyazaki continue de surprendre ses fans à 82 ans
Pas de retraite pour Hayao Miyazaki. Le réalisateur japonais, âgé désormais de 82 ans, revient ce mercredi avec une double sortie: le conte initiatique Le Garçon et le héron, son premier film en dix ans, et le beau livre Le Voyage de Shuna, récit illustré resté inédit en France depuis 40 ans. L'occasion de constater que le maître de l'animation n'a rien perdu de sa vivacité et continue de surprendre au crépuscule de sa vie.
Avec Le Garçon et le héron, son film le plus expérimental et le plus cruel, où il suit les mésaventures fantasmagoriques d'un orphelin dans le Japon de 1943, Miyazaki ouvre des perspectives inédites dans sa carrière. "On a presque envie qu'il ait 40 ans de moins pour qu'il puisse continuer à faire des films pour voir où il va aller après", s'enthousiasme la bédéaste Lucie Bryon.
La surprise suscitée par la complexité de son nouveau film - qui pourrait laisser sur le carreau une partie du public - cède sa place à un sentiment plus fort chez ses fans: "On a la chance d'être ses contemporains et de voir ses films au moment où il les fait", renchérit la dessinatrice, dont le style graphique tout en rondeur est en partie hérité du travail de Miyazaki.
"Ce que j'ai ressenti pendant et après le film, c'est de la chance", acquiesce Fabrice Bon, rédacteur du site spécialisé Buta Connection. "On s'était habitué depuis dix ans à ce que Le Vent se lève soit son dernier film. En regardant Le Garçon et le héron, j'ai eu l'impression d'être à la maison. Il m'avait manqué. Je me suis aperçu qu'il n'avait pas d'équivalent ni de relève."
"C'est assez troublant"
La découverte du Voyage de Shuna aux éditions Sarbacane procure une sensation similaire. Cet étonnant livre de 1983, à mi-chemin entre le conte illustré et la BD, surprend par sa cruauté qui rappelle celle d'une autre œuvre de jeunesse du maître: le manga Nausicaä de la vallée du vent. Une rage que l'on retrouve aussi dans Le Garçon et le héron, comme si Miyazaki renouait grâce à ce film avec la fougue de sa jeunesse.
"On n'est plus habitué à retrouver chez lui cette forme de dureté", confirme Frédéric Lavabre, fondateur des éditions Sarbacane. "On a une vision de Miyazaki un peu édulcorée. Le public le voit comme quelqu'un avec beaucoup d'empathie et d'humanisme, avec une forme de douceur. C'est réel, mais c'est aussi quelqu'un de révolté. On peut être surpris de le découvrir 40 ans après."
Autre surprise: cette œuvre aussi traduite en allemand, italien et espagnol a conservé toute sa pertinence, salue l'éditeur: "C'est assez troublant. Ce qui m'a frappé en découvrant le livre, c'est son lien avec l'actualité. Ce qu'il raconte sur l'aridité des sols ou les guerres interétatiques est au centre de tous les débats actuels. C'est un livre totalement en phase avec notre époque. Il aurait pu le dessiner aujourd'hui."
Le Voyage de Shuna, qui sera édité à 100.000 exemplaires en France, surprend d'autant plus qu'il apparaît comme une matrice de son cinéma. Certains de ses personnages ont depuis prêté leurs traits aux héros du Château dans le ciel et de Princesse Mononoké. Son bestiaire aussi: Yakkuru, la monture d'Ashitaka dans Princesse Mononoké, apparaît dans l'ouvrage.
"Il nous livre une grande œuvre qui d'une certaine manière nous permet de comprendre son nouveau film mais aussi ceux qu'il a déjà réalisés par le passé comme Princesse Mononoké", commente Frédéric Lavabre. "Ça aurait pu être juste quelque chose d'amusant pour les fans mais ce qui m'a surpris, c'est que c'était avant tout un grand bouquin de Miyazaki."
Le Voyage de Shuna permet ainsi de rappeler "à quel point cet immense réalisateur est aussi un très grand dessinateur", ajoute l'éditeur. "Miyazaki s'affranchit de tous les codes: c'est un livre illustré, il y a des dessins pleine page, des phylactères, des voix off, des cases qui se répondent comme dans une BD... Il est extrêmement innovant et on était qu'en 1983, à une époque où le roman graphique était moins répandu !"
Se laisser guider
Miyazaki s'affranchit aussi de tous les codes dans Le Garçon et le héron. Empreint d'onirisme et de magie, souvent à la frontière de l'horreur, ce douzième film du cofondateur du studio Ghibli étonne avec une intrigue souvent hermétique qui rappelle la bande dessinée psychédélique des années 1970 dont il est fan (la revue culte Métal hurlant et les œuvres avant-gardistes de Mœbius et Richard Corben en tête).
En cela, Le Garçon et le héron est tout le contraire d'un film testamentaire, estime Alexandre Matthis, auteur d'Un monde parfait selon Ghibli (Playlist Society): "C'est un film-somme où il convoque toutes ses obsessions et montre aussi d'une certaine manière à Makoto Shinkai (Suzume) et Mamoru Hosoda (Belle) qu'il est encore là, qu'il peut encore surprendre en matière de mondes parallèles, de dessin et d'animation."
"Comment expliquer une telle créativité, une telle imagination à son âge? On a l'impression que Miyazaki vit une seconde jeunesse", s'étonne encore le spécialiste. "On ne peut pas entrer dans sa psyché. Même maintenant que le film est montré son producteur Toshio Suzuki reste très secret sur les coulisses du film et sa signification. Le film a une aura de magie et de mystère. Il parle pour lui-même."
Alexandre Matthis y voit une œuvre "complexe et labyrinthique" dans la lignée de David Lynch. Au cours de son périple, le jeune héros du Garçon et le héron découvre une inscription: "Celui qui essayera de comprendre mourra." "Celui qui voudra trop comprendre passera peut-être à côté du film", prévient le spécialiste. "C'est un film où il faut se laisser guider, quitte à être perdu. Ça peut être agréable mais aussi impressionnant."
"Est-ce que j'ai tout compris? Je ne sais pas. Ce que j'ai beaucoup aimé dans le film, c'est que c'est hyper étonnant", confie encore Lucie Bryon. "J'y suis vraiment allée en me disant que les meilleurs films de Miyazaki étaient derrière lui. Et en fait il est toujours en train de chercher de nouvelles choses alors qu'il pourrait juste se reposer sur ses lauriers et refaire un Totoro."
Sans concession
Visuellement, Miyazaki s'est particulièrement surpassé, faisant appel à plusieurs pointures de l'animation dont Takeshi Honda, qui a notamment travaillé sur la série Neon Genesis Evangelion et le film Ghost in the Shell 2: Innocence. Cette collaboration lui permet de proposer dès le début du Garçon et le héron une impressionnante scène d'incendie à Tokyo et des plans cauchemardesques inédits dans son cinéma.
"Il y a quatre directeurs de l'animation et chacun a apporté sa patte", commente Fabrice Bon. "Il y a moins d'unité sur la totalité du film dans l'animation. On ressent la patte de chacun en fonction des séquences. Ça s'adapte en fonction de ce que Miyazaki raconte à chaque fois: c'est brouillon lors de l'incendie, plus léger lorsque l'on suit le héron."
"C'est sans concession. C'est très excitant", poursuit Lucie Bryon. "Je vois mes collègues d'atelier qui travaillent dans l'animation. On leur demande toujours de tout expliquer et de tout justifier par peur de perdre le public. Miyazaki, lui, fait son film comme il l'entend. C'est bien de sortir du film en se rendant compte qu'on n'y a pas vu les mêmes choses. Ça donne envie de le revoir."
"Miyazaki me fait penser à cette génération de réalisateurs américains - Steven Spielberg, Terrence Mallick, Martin Scorsese - qui n'a plus rien à prouver et s'amuse depuis 15 ans avec le numérique, la 3D, la VR", commente Alexandre Matthis. "Tout en restant dans l'animation, Miyazaki continue de s'amuser avec ses outils. Il déconstruit son travail, le complexifie. Même lui a dit qu'il n'était pas sûr d'avoir compris tout son scénario !"
Le réalisateur, qui annonce vouloir arrêter le cinéma à chaque nouveau film depuis la sortie de Princesse Mononoké en 1997, est d'ailleurs déjà en train de réfléchir à son prochain film. Selon Junichi Nishioka, vice-président de Ghibli, le maître apporte chaque jour depuis cet été de nouvelles idées au studio. Une manière pour lui de faire réellement ses adieux alors que Ghibli vient d'être racheté par la chaîne Nippon TV.