"C'est d'une violence folle" : comment les sites pornos piratent les scènes de sexe du cinéma

Les films comme les séries sont victimes d'un piratage généralisé de leurs scènes de sexe qui sont mises en ligne sur des sites pornographiques de façon illégale et sans le consentement de leurs interprètes.

La Vie d'Adèle, Euphoria, Benedetta, Cinquante Nuances de Grey... Ces films et séries sont victimes du même phénomène. Quelques heures seulement après leur diffusion en streaming ou en VOD, leurs scènes de sexe sont piratées et mises en ligne sur des sites pornographiques (ou xTubes) comme Pornhub ou Xhamster. L'image d'actrices comme Léa Seydoux, Virginie Efira, Dakota Johnson ou Sydney Sweeney est ainsi exploitée à leur insu.

Passages, un drame sur un homosexuel qui entretient une liaison avec une femme, disponible depuis le 6 octobre sur la plateforme américaine Mubi, a été aussitôt piraté. Et ses deux scènes de sexe avec Adèle Exarchopoulos se sont retrouvées dès le lendemain sur le site AZNude - bien qu'elles soient filmées de la manière la moins érotique possible et qu'elles ne présentent aucune nudité frontale.

Impossible, aujourd'hui de faire abstraction de ce problème. L'industrie du cinéma rechigne pourtant à en parler publiquement. Les sociétés de production et de distribution Wild Bunch et StudioCanal n'ont pas donné suite aux demandes d'interviews de BFMTV. Scarlett Johansson est l'une des rares actrices à avoir commenté cette situation: "Vous devez vous préparer au fait que vous allez finir en capture d'écran pour quelqu'un", avait-elle déclaré en 2014 à la sortie d'Under the Skin, le premier film où elle jouait nue.

En 2019, après la diffusion en ligne d'une scène de viol la mettant en scène dans le film L'Enlèvement, l'actrice indienne Radhika Apte avait également dénoncé dans la presse de son pays "la mentalité psychotique de cette société" qui tolère la diffusion illégale de ce genre de contenus. Et l'année suivante, Ed Guiney, producteur exécutif de Normal People, avait dénoncé le piratage des scènes érotiques de la mini-série, le qualifiant dans Variety de "très irrespectueux" envers l'équipe et les comédiens.

"Une manipulation que je n'accepte pas"

Une grande partie de l'industrie ignore cependant l'existence de ce fléau. "C'est dingue. Je ne savais pas", confirme par mail Jean Labadie, le patron de la société de production et de distribution Le Pacte, qui dénonce un "détournement inacceptable d’œuvres de cinéma". Plusieurs films de son catalogue, comme Sibyl, Victoria ou Un amour impossible, se retrouvent de façon illégale sur des sites comme Xhamster et AZNude. Des sites où l'on retrouve également la quasi-intégralité des scènes dénudées d'actrices comme Sara Giraudeau ou Karin Viard.

"Je n'étais pas au courant. Ma réaction, c'est de la désolation", confie Sara Giraudeau. L'actrice se souvient d'avoir découvert par l'intermédiaire du comédien Damien Bonnard un site similaire pour les scènes de nu masculin. Même sidération chez Karin Viard: "Je ne le savais pas du tout. Mais maintenant que je le sais, je vais prévenir mes copines actrices", s'insurge-t-elle. "Je vais vérifier si elles y sont (sur ces sites) et si elles y sont, je vais faire en sorte qu'elles portent plainte."

L'acte de se dénuder devant une caméra n'est jamais anodin et souvent politique. C'est le cas pour Karin Viard, qui a souvent répété en interview l'importance de ce geste à plus de cinquante ans, dans une société prônant le jeunisme. "J'assume de faire des scènes de nu dans des films que je choisis", poursuit la comédienne. "Mais je n'assume pas d'être sur des sites pornos où hommes et femmes viennent se branler sur moi. C'est une manipulation que je n'accepte pas. Je n'ai pas envie d'y participer."

"Une manière de rabaisser l'actrice"

Pour Paloma Garcia Martens, coordinatrice d'intimité, ce geste est semblable à celui du fan demandant par courrier à une actrice de lui signer des photos la montrant nue dans ses films. "La personne ne s'attend pas à recevoir l'image signée. C'est comme envoyer un 'dick pic' ("photo de pénis", NDLR). C'est une manière de rabaisser l'actrice à son corps qui est son outil de travail. C'est d'une violence folle." Récemment, "j'en ai reçu quatre à signer", témoigne Karine Viard, "qui ne le fera évidemment pas".

"Tout ça participe au patriarcat et au maintien d'un imaginaire où les femmes qui se mettent nues doivent être aussi humiliées. C'est assez pervers comme mécanisme", dénonce l'universitaire Iris Brey, qui a notamment étudié ce mécanisme dans son ouvrage Le Regard féminin.

"Je donne un truc à voir, mais je n'ai pas envie que ce soit un échange", explicite Olympe de Gê, ex-actrice de porno alternatif et féministe, devenue réalisatrice. "Heureusement, ça n'empêche pas les acteurs de le faire, mais c'est un problème à prendre en compte", glisse la coordinatrice d'intimité Monia Ait El Hadj. "Un comédien connu m'a dit qu'il faisait attention, parce que les images de nu finissent toujours sur des sites pornos. Un autre m'a dit qu'il ne voulait plus tourner ce genre de scènes."

Car si au cinéma ces scènes s'intègrent toujours dans un contexte, celui-ci disparaît sur les sites pornographiques. Seule l'image du corps dénudé y compte, peu importe si la scène représente une agression sexuelle (viol, inceste, emprise). La célèbre scène du viol d'Irréversible avec Monica Bellucci, filmée frontalement par Gaspard Noé, apparaît ainsi fréquemment sur ces sites où l'on trouve également des extraits du récent film à succès de Netflix Sous emprise, thriller sur une relation toxique.

"Male gaze"

La situation risque de se reproduire d'ici quelques mois lors de la sortie en VOD du Consentement, d'après le best-seller de Vanessa Springora, qui décrit l'emprise d'un écrivain quinquagénaire sur une mineure de 14 ans - une relation montrée crûment face caméra. "Quelle est notre responsabilité en tant que créatrice d'images? Qu'est-ce qu'on met comme image dans la société? Qu'est-ce qu'on véhicule comme domination sur le corps, sur l'objectification?", commente Paloma Garcia Martens.

"Je trouve que c'est un peu notre responsabilité en tant que cinéaste de réfléchir à ce qui va se trouver sur ces sites ou non", martèle Iris Brey, qui vient de réaliser sa première série Split (en novembre sur la plateforme France.tv Slash), sur l'histoire d'amour entre une cascadeuse et l'actrice qu’elle double. Si elle reconnaît ne pas s'être demandée "si les scènes allaient se retrouver sur des sites pornos", elle a voulu tourner des scènes érotiques "sans forcément passer par la nudité".

"Dans la plupart des scènes, les comédiennes sont nues. Mais elles ne sont pas soumises aux codes cinématographiques du 'male gaze' (qui sexualise les personnages féminins, NDLR). Elles ne vont pas être découpées en morceaux: il n'y a aucun gros plan sur les seins ou sur les fesses. J'ai essayé de créer une mise en scène qui empêche tout voyeurisme", ajoute la réalisatrice. Avec Split, elle a voulu au contraire "se réapproprier des gestes qui ont été volés par l'industrie pornographique."

"Un flou dans les intentions"

La question de la mise en scène est primordiale pour comprendre la présence des scènes de sexe de films traditionnels sur des sites pornographiques. "Si une scène se retrouve sur un site porno, est ce qu'il n'y a pas un souci dans la façon dont elle a été filmée?", s'interroge Olympe de Gê. Le succès sur ces sites d'extraits d'Irréversible ou de Game of Thrones le prouve bien, poursuit Iris Brey: "(Cela veut dire) qu'à un endroit de la mise en scène, elles sont érotisées ou qu'il y a un flou dans les intentions."

"Les scènes de viol racontées du côté de la victime ne se retrouvent pas sur les sites pornos", assure la spécialiste. "On ne trouve pas sur ces sites les scènes de viol de la cinéaste russe Olga Preobrajenskaïa ou de Handmaid's Tale alors que celles de Game of Thrones le sont. C'est vraiment quelque chose qui devrait nous interroger." Le "female gaze" ne protège cependant pas toujours. Xhamster.com propose plusieurs extraits du Portrait de la jeune fille en feu et de La Leçon de piano. Deux films considérés comme des références de ce qu'est le "regard féminin" au cinéma.

Alors qu'un projet de loi pour engager la responsabilité des xTubes dans la dégradation de l'image de la femme est en cours, empêcher ces vidéos de circuler reste une tâche "impossible, à moins de mettre une espèce de watermark", souligne Olympe de Gê. D'autant qu'avec les outils numériques, "c'est devenu à la portée de tous": "C'est dommage parce qu'il faut bien que quelqu'un prenne la responsabilité de protéger les actrices", ajoute la réalisatrice. "Qui s'en occupe?"

"Un risque acceptable"

Les moyens juridiques existent, assure Frédéric Delacroix, délégué général de l'Alpa, l'association de lutte contre la piraterie audiovisuelle: "Si on est sollicité, il est possible d’agir. On agit ponctuellement sur demande. C'est un sujet qui a son importance." Contactée par mail, la personne en charge du site vidcap.net, qui stocke depuis 1997 des centaines de milliers de montages photos d'actrices dénudées, confirme avoir été plusieurs fois ciblée: "Si on me demande de retirer les collages, je les retire."

"C'est parfois courtois, mais généralement agressif. Il arrive que ce soit le réalisateur ou le producteur qui me fassent la demande, mais c’est exceptionnel. Pour information, poster des montages tirés de films n’enfreint, ni le droit à l’image des actrices, ni le droit de propriété intellectuelle sur l’exception de courte citation", poursuit cet internaute, qui se présente comme un "collectionneur compulsif" pour "combler" sur le Web le "manque de visibilité des actrices françaises".

Son site, qui tournait "autour de 40 000 visiteurs par jour" il y a quelques années, cesse son activité mais tous ses montages restent accessibles. "J'ai arrêté le site principalement, parce que mon partenaire qui l'héberge a décidé pour des raisons personnelles d’arrêter. Je n'avais pas l’énergie pour trouver un hébergeur alternatif: celui-ci devrait me fournir un anonymat insuffisant en France, afin d’éviter que je ne me retrouve harcelé d’injonctions."

Ces injonctions restent pourtant rares. "(Le milieu) voit (ce piratage) comme un risque acceptable, une inévitabilité", dénonce Paloma Garcia Martens. Pourtant, cette affaire relève bien du droit moral, estime l'avocat Brad Spitz, spécialiste de la propriété intellectuelle audiovisuelle: "Une scène de sexe, dans le contexte d'un film, ne pose pas de difficulté. Mais lorsque la même scène est diffusée sur une plateforme pornographique, donc à des fins différentes d'un film artistique, cela deviendrait illicite".

Du harcèlement sur les tournages

Se pose aussi la question du consentement des comédiennes dont l'image est exploitée. "Hors du contexte (du film), on ne peut plus donner son consentement", rappelle Paloma Garcia Martens. "Un des éléments importants du consentement, c'est sa révocabilité. Or le problème, c'est que le consentement est révocable jusqu'au moment où l'image est dans la boîte - sauf si les comédiens ont un droit de regard." Droit de regard dont les actrices de Split d'Iris Brey ont pu bénéficier, même si cela reste rare.

"Si un climat de peur règne sur le plateau, personne ne va utiliser ce levier. C'est arrivé assez souvent pour qu'on ne tente pas de défendre nos intérêts", révèle Paloma Garcia Martens. "Même des gens très connus avec du pouvoir vont parfois s'autocensurer." D'autant qu'il y a déjà eu des "cas de harcèlement" sur des tournages "où une personne de l'équipe prend une photo (de l'actrice nue) sur le retour vidéo (pendant le tournage d'une scène de sexe) et la fait circuler dans des groupes WhatsApp."

Certaines plateformes sont néanmoins intervenues pour protéger leurs comédiens. Netflix s’est battu pour faire supprimer des extraits de Bridgerton mis en ligne sur Pornhub, le site porno le plus populaire. Idem pour Hulu et la BBC pour une compilation de 22 minutes de scènes érotiques de Normal People. Deux séries supervisées par des coordinateurs d'intimité, souligne Iris Brey: "très investi dans la fabrication de ces scènes", leur casting est donc "très politisé" et "connaît davantage ses droits".

Connivence avec certains studios?

Mais cette démarche a ses limites: "Si le site a pignon sur web, il va supprimer le contenu notifié. S'il se masque (ou est hébergé à l'étranger), ça va être plus compliqué à mettre en œuvre", déplore Frédéric Delacroix. Sans compter que sur le Web un contenu supprimé finit toujours par refaire surface.

Pour diffuser ses millions d'images et de vidéos d'actrices nues en toute impunité, Mr. Skin, site américain qui répertorie depuis 1999 toutes les scènes dénudées de l'histoire du cinéma, se fait passer pour un site de critiques dont le seul critère pour juger les films serait le niveau de nudité de ses actrices. Ce stratagème lui permet de s'appuyer sur le "fair use" ("usage loyal"), qui encadre aux Etats-Unis le droit d’auteur.

Plusieurs articles parus au milieu des années 2000 dans le New York Times et Rolling Stone évoquaient aussi des liens entre le site et "plus de 75 studios" dont Universal, Fox et Paramount. Ils auraient arrosé Mr. Skin et son fondateur Jim McBride, un ex-trader, de DVD lui permettant de repérer en avance les scènes dénudées et de les utiliser pour faire la promotion de films de seconde zone comme la comédie horrifique Fright Night 2 ou le thriller 24 Exposures, qui met en scène un plan à trois.

Pas le temps pour le changement

En raison de cette "inévitabilité", les coordinatrices d'intimité doivent-elles évoquer le problème en amont du tournage avec le casting? "Je pense que c'est normal que les actrices et les acteurs essaient de ne pas s'en soucier, parce que sinon on se met à s'inquiéter de tout, tellement il y a de mauvaises influences partout", estime Sara Giraudeau.

"Je sensibilise les comédiens et comédiennes à se demander si dans dix ans ils assumeront toujours ce qu'ils ont joué", complète Monia Ait El Hadj, avant de préciser que l'accès aux rushes (l'ensemble des images tournées) des scènes de sexe est toujours réduit et que "tout ce qui n'est pas utilisé est détruit".

Sur La Vie d’Adèle, dont les scènes de sexe entre Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos font désormais les beaux jours des sites pornos, cette question n'a jamais été abordée, se souvient Paloma Garcia Martens, qui travaillait alors aux costumes. "On était dans un système qui ne s'arrêtait jamais. On n'avait pas le temps de respirer et de réfléchir à ce qu’on faisait. Il y avait des semaines où on tournait dix jours de suite d'affilée. Les comédiennes n'avaient même pas d'endroits pour se reposer ou être au clair." Les comédiennes ont elles-mêmes critiqué les conditions de tournage.

Cette question reste aussi délicate à aborder sans inquiéter, révèle la coordinatrice d'intimité. Et contrairement à Netflix et Hulu, qui "ont les moyens de faire des réunions et d'engager des spécialistes", les sociétés françaises n'ont "pas le temps de se poser" pour régler cette situation: "On est dans une industrie où c'est très difficile de penser à notre bien-être. On n'a pas le temps de réfléchir à ce que ce nouveau rôle (des coordinateurs d’intimité) apporte. Pour le changement, la volonté ne suffit pas. Il faut mettre les moyens pour réfléchir et trouver des solutions communes."

Article original publié sur BFMTV.com

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