Soumission chimique: pourquoi le cas de Sandrine Josso est loin d’être isolé

En août, Inès, une Parisienne de 22 ans, passait la soirée avec une copine lorsqu'un ami leur propose de venir chez lui, où se trouvent déjà plusieurs personnes. Lorsqu'elles arrivent, il leur sert à boire. Inès boit le jus servi, mais trouve son goût "bizarre". Une quinzaine de minutes après, elle commence à avoir des vertiges, des fourmis dans le corps et mal à la tête. Son ami commence alors à l'agresser sexuellement.

"Je suis dans les vapes, je sais ce qu'il se passe mais je ne peux pas réagir, physiquement je n'avais pas de force", se souvient-elle.

Elle réussira finalement à quitter les lieux et à monter dans un taxi. À l'hôpital, ses tests sortiront positifs à la MDMA. Ce qu'a subi Inès a un nom: il s'agit de soumission chimique, soit le fait d'administrer "à autrui à des fins criminelles ou délictuelles un ou plusieurs produits psychoactifs à l’insu de la victime ou sous la menace", selon le centre d'addictovigilance de Paris. Un phénomène mis en lumière ces derniers jours par l'affaire Joël Guerriau, un sénateur soupçonné d'avoir drogué la députée Sandrine Josso à son insu et dans le but de la violer ou de l'agresser sexuellement.

Des cas peu signalés

Les cas d'Inès et de Sandrine Josso ne sont pas isolés. Une enquête de l'Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), un établissement dépendant du ministère de la Santé, chiffrait à 436 les "signalements suspects" pour une soumission chimique possible ou vraisemblable en France en 2021. Il s'agit de cas repérés dans les services de médecine légale, les laboratoires de toxicologie experts, les services de police/gendarmerie, les services d'urgences générales et de réanimation et les structures de téléconseil.

Mais ce chiffre est nécessairement en dessous de la réalité pour plusieurs raisons. Comme pour les violences sexuelles en général, de nombreuses victimes ne signalent pas la soumission chimique qu'elles ont vécue. Par ailleurs, "dans la majorité des cas, l'auteur est connu de la victime" ce qui rend un signalement encore plus difficile, selon la Dr Leila Chaouachi, experte nationale auprès de l'ANSM sur cette enquête. Et cette soumission chimique est souvent associée à une consommation personnelle, d'alcool par exemple, "donc les victimes se sentent coupables", ajoute auprès de BFMTV.com la pharmacienne au centre d'addictovigilance de Paris.

Une mémoire altérée

Enfin, les substances administrées (MDMA, GHB, cocaïne, calmants, sédatifs...) peuvent altérer la mémoire, de sorte que les victimes ne se rappellent pas toujours tout ce qu'elles ont enduré. Difficile donc de réaliser qu'on peut porter plainte lorsqu'on n'est pas certain de ce que l'on a subi.

C'est par exemple le cas d'Anne, droguée par son père lorsqu'elle était enfant dans le cadre d'un inceste. "Tout le problème de la soumission chimique, c'est que ça protège les agresseurs, parce qu'on ne va pas se souvenir", a-t-elle expliqué sur BFMTV ce mardi. Alors qu'elle a été victime de soumission chimique entre ses " 3-4 ans" et ses "12-13 ans", elle n'a réalisé ce qu'elle avait vécu qu'à 55 ans.

"Je vivais avec des images, des bouts de films" qui "correspondaient à des morceaux de réalité dont je n'avais jamais le début et la fin", a-t-elle décrit.

Des faits souvent commis par des proches

Loin de l'image que l'on se fait de la soumission chimique, ce fait se déroule le plus souvent dans un contexte privé, notamment au domicile de la victime, avant les lieux festifs (bars, boîtes de nuit...), selon l'enquête de l'ANSM. "On imagine souvent que c'est une jeune femme en club, prise à partie par un rôdeur solitaire. C'est loin de la réalité. Dans la réalité, les violences sont beaucoup plus ordinaires", affirme Leila Chaouachi.

Elles sont commises dans toutes les classes d'âge, concernent un peu plus les femmes mais les hommes sont également touchés, "sans regard du milieu social, du niveau d'études, de la profession", selon l'experte. La soumission chimique arrive "aussi bien dans la rue que dans les plus hautes instances", observe-t-elle.

Hypervigilance, angoisse...

Avec des répercussions également bien concrètes. Au moment même de la soumission chimique, celle-ci présente des risques liés à une baisse de la vigilance: "Il y a des risques de chutes, de traumatismes, d'accidents sur la voie publique", explique ainsi Leila Chaouachi. Mais aussi de grossesse non désirée et d'infections sexuellement transmissibles.

Après coup, le retentissement psychologique est généralement "important", selon l'ANSM, qui cite l'angoisse du "black-out" avec des ruminations anxieuses, les réactions phobiques ou encore l'hypervigilance. Sans compter les nombreuses conséquences physiques et psychologiques associées au traumatisme déclenché par violences sexuelles.

"J'avais honte de ce qu'il s'était passé"

Charlotte*, 17 ans, qui pense avoir été droguée à son insu dans une pizzeria de New York il y a quelques mois, ne peut plus manger de pizza aujourd'hui: "Ça me fait des haut-le-cœur", explique-t-elle. L'adolescente a redoublé de vigilance et ne lâche plus jamais son verre en soirée, "même avec des amis".

Elle a également mis du temps à parler à sa mère de ce qu'il s'était passé, même si ses amis l'ont ramenée à leur hôtel dès qu'elle a commencé à se sentir mal. "J'avais honte de ce qu'il s'était passé, je me suis fait avoir bêtement, parce qu'on se dit tout le temps que ça arrive aux autres", déplore-t-elle.

Inès, elle, ne sort plus du tout dans des bars ou dans des boîtes de nuit. Elle fait régulièrement des crises de panique et des insomnies et elle est devenue "très méfiante envers les autres, surtout les hommes".

"Il faut des formations de plus grande ampleur"

"On encourage la libération de la parole des femmes" mais "le soutien n'est pas forcément là", a estimé Sophie Conrad sur BFMTV le vendredi 17 novembre. En 2022, elle a été droguée à son insu par son supérieur hiérarchique et ex-beau frère Laurent Bigorgne, alors directeur de l'Institut Montaigne, un centre de réflexion. Ce dernier a été condamné à un an de prison avec sursis pour ces faits, le tribunal en retenant l'intention sexuelle, même si Sophie Conrad a pu s'échapper avant d'être agressée.

Même si Leila Chaouachi souligne que la France a été "précurseure" dans la prise en compte du phénomène de la soumission chimique et qu'il existe des programmes de formation dans la police et la justice sur ce sujet, la pharmacienne juge qu'ils devraient être "systématisés".

"Il faut des formations de plus grande ampleur, à plus large échelle, que ça soit un sujet qu'on maîtrise partout", plaide-t-elle.

Elle voudrait que des groupes de travail interministériels soient mis en place, afin de "coordonner tous les acteurs, de la médecine de ville au juge d'instruction". "Rien ne pourra se faire sans une stratégie claire de lutte contre la soumission chimique", martèle la spécialiste.

La peine encourue pour le fait d'administrer à une personne, à son insu, une substance de nature à altérer son discernement ou le contrôle de ses actes afin de commettre à son égard un viol ou une agression sexuelle est de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 € d'amende.

*Le prénom a été modifié

Article original publié sur BFMTV.com