"On vit une véritable renaissance": comment "Spider-Verse" a imposé un nouveau style d'animation

Un film d'animation prend si longtemps à voir le jour qu'il faut souvent attendre des années pour en mesurer l'influence. Classique instantané dès de sa sortie en 2018, Spider-Man: New Generation a provoqué un électrochoc dans l'industrie du cinéma d'animation. Proposant des effets stroboscopiques ahurissants, en mêlant de manière audacieuse 2D et 3D, le film a raflé l'Oscar du meilleur film d'animation, tout en servant de modèle à des dizaines d'œuvres, comme Matrix en son temps.

Il suffit de se pencher sur les sorties de 2022 et de 2023 pour mesurer cette révolution: Le Chat Potté 2 et Entergalactic, une comédie romantique de Kid Cudi pour Netflix, mais aussi Nimona (sur Netflix le 30 juin), l'anthologie afro-futuriste Kizazi Moto (sur Disney+ le 5 juillet), Ninja Turtles: Teenage Years (au cinéma le 9 août), et le prochain Disney Wish - Asha et la bonne étoile (en salles le 29 novembre). Chez les grands studios d'animation, l'heure est à l'expérimentation visuelle.

"Un avantage sur le marché"

"Plus personne ne veut faire de l'hyperréalisme", s'exclame Jeff Rowe, réalisateur de Ninja Turtles. "Spider-Verse a prouvé qu'un film pouvait être totalement différent, excellent, encensé par la critique et rapporter beaucoup d'argent. Au cours des 30 dernières années, les films d'animation américains 3D sont devenus de plus en plus réalistes. Ils se ressemblaient tous. Depuis Spider-Verse, les studios veulent que leur film se distingue. Ils le voient comme un avantage sur le marché."

"Le marché est aussi de plus en plus compétitif et bondé", confirme Walt Dohrn, le réalisateur de la délirante trilogie Trolls. "Il y a tant de films avec lesquels nous ne pouvons pas rivaliser. On a donc décidé de se concentrer sur les choses dans lesquelles nous excellons. Le studio [Dreamworks] a vraiment pris conscience de ça. Nous attendions ce moment depuis des années. Spider-Verse a vraiment donné une nouvelle impulsion au cinéma d'animation."

"S'il reste toujours cette idée préconçue de ce à quoi doit ressembler un film d’animation, les succès de Spider-Verse et d'Arcane [série diffusée sur Netflix et animée par le studio Fortiche, NDLR] poussent les studios à comprendre que ce n’est pas si risqué que ça", acquiesce Troy Quane, réalisateur de Nimona. "Ils voient que ça intéresse le public, qu'il y a une appétence pour ce genre de films. Il n'y a plus un style unique. Je suis excité de voir où cela nous mènera."

Cette évolution artistique, par ailleurs, était inévitable. Bien avant Spider-Verse, Snoopy et les Peanuts (2015) a été précurseur en imposant lui aussi un subtil mélange de 2D et de 3D pour restituer à l'écran le trait de Charles Schulz. Deux ans plus tard, Captain Superslip proposait un style similaire. Mais aucun des deux films n'était aussi radical que Spider-Verse. Si leur influence sur l'industrie a été inexistante, la popularité de l'homme-araignée en a fait un parfait cheval de Troie.

"Remettre en question les ordinateurs"

Après une trentaine d'années de course à l'hyperréalisme, où l'évolution de la technologie a permis d'obtenir des rendus de plus en plus impressionnants de texture et de lumière, l'idée selon laquelle plus une animation est réaliste, meilleure elle est, commence également à être délaissée. "Tant d'histoires ont déjà été racontées que trouver un nouveau style visuel est primordial", insiste Peter Sohn, réalisateur d'Élémentaire.

"Nous sommes arrivés à un stade où on peut commencer à davantage s'amuser avec le médium", poursuit le réalisateur, qui avait déjà mêlé hyperréalisme et imagerie cartoon dans Le Voyage d'Arlo (2015). "On disait dans les années 2000 que les ordinateurs pouvaient tout faire - et ce n'est pas le cas. Je pense qu'il faut remettre en question les ordinateurs. Il faut en repousser les limites pour trouver de nouvelles manières de raconter des histoires."

"Pendant des années, les ordinateurs nous ont facilité la tâche en nous permettant de créer les choses les plus réalistes. Pendant des années, on s'est juste appuyés sur ce que l'ordinateur nous donnait", renchérit Nick Bruno, co-réalisateur de Nimona. "Puis avec le temps, c’est comme tout: l'art a besoin de changement pour évoluer. De nouvelles voix émergent. Et il y a des choses incroyables à explorer. On commence à le comprendre et on vit une véritable renaissance de l'animation."

"Les ordinateurs excellent à rendre les choses parfaites, mais c’était très important pour nous de rendre Ninja Turtles le plus imparfait possible", insiste encore Jeff Rowe. "C'est un film sur des adolescents. Quand on est ado, on est mal dans sa peau, nos émotions ne font aucun sens, on se cherche. On voulait que le style visuel du film reflète cela. Il fallait qu'il ait l'air pas tout à fait terminé. Combiner 2D et 3D nous semblait le bon moyen pour rendre cela."

"Pas imiter le style de Spider-Verse"

C'est surtout dans le milieu du court-métrage que cette avant-garde s'est développée. "Spider-Verse a stimulé l'envie d’être plus expérimental dans le cinéma d’animation, mais nous nous sommes appuyés sur le travail déjà existant d'artistes", admet son co-réalisateur Peter Ramsey. Citons parmi les précurseurs The Hell's Kitchen (2003) et Meet Buck (2017). Mais aussi l'oscarisé Paperman (2012) de John Kahrs - bien que ce dernier n'ait pas persévéré et ait depuis signé le film 3D Voyage vers la Lune chez Netflix.

Netflix a aussi été à l'avant-garde en produisant en 2019 Klaus. Son réalisateur Sergio Pablos a repoussé les limites de l’animation 2D en l'approchant le plus possible des images de synthèse grâce à d'habiles jeux de lumière. Le résultat, fruit d'un travail de neuf ans, est particulièrement saisissant. Comédie déjantée entre Wes Anderson et Roald Dahl, Les Willoughbys (2020) mêle aussi 2D et 3D pour obtenir un rendu proche de la stop-motion, une technique d'animation utilisée avec des objets réels.

Mais si l'influence de Spider-Verse est indéniable, tous essayent de s'en détacher. "On nous compare à Spider-Verse, mais ça n'a rien à voir! Spider-Verse est parfait, propre, rien ne dépasse. Ninja Turtles est brut, bordélique. On voulait que notre film suive ses propres codes graphiques", insiste Jeff Rowe, qui dit s'être inspiré du travail du photographe de rue Alex Webb. Il est surtout impossible de reproduire le style de Spider-Verse, qui porte la patte unique d'Alberto Mieglo, artiste récompensé aux Oscars.

Peter Sohn, le réalisateur d'Élémentaire, qui a fait ses études avec Bob Persichetti, un des co-réalisateurs de Spider-Verse, a lui aussi cherché à s'en distinguer, tout en reconnaissait y avoir puisé dans l'inspiration. Il n'avait pas d'autre choix pour mettre en scène son héroïne, une jeune femme en feu: "Si on avait dessiné Amber de manière très réaliste, elle aurait ressemblé à un vrai feu. On aurait une personne humaine en train de s'immoler. C'était un peu effrayant."

L'influence de "La Belle au bois dormant"

La principale référence de cette nouvelle vague d'animation serait d'ailleurs davantage à chercher du côté de La Belle au bois dormant (1959). Et en particulier dans ses superbes décors imaginés par le peintre Eyvind Earle. On retrouve son influence aussi bien dans Klaus (2019) Nimona, l'adaptation de la BD éponyme de ND Stevenson, et Wish, qui propose un mélange d'aquarelles et de 3D (inspiré aussi par Gustaf Tenngren et Kay Nielsen, deux artistes suédois de Disney dans les années 1940).

"On s'est beaucoup inspirés du travail d'Eyvind Earle", confirme Troy Quane, réalisateur de Nimona, qui suit dans un monde mi-médiéval mi-futuriste une adolescente capable de se métamorphoser à volonté et son amitié avec un chevalier accusé à tort d'un crime. "On voulait trouver un look aussi unique que l'histoire. Il fallait de la 3D pour le côté futuriste et pour le côté nostalgique ajouter une touche de 2D. Ça nous a permis de créer un monde où l’on croit que la magie existe."

"Ce mélange de 2D et de 3D reflète en effet les thèmes de Nimona", conclut Karen Ann Ryan. "On a essayé de simplifier au maximum le style. Mais au fur et à mesure que les personnages s'approchent de la caméra, ils sont plus détaillés, plus incarnés. C'est comme dans la vie: plus on s'intéresse aux gens, plus on les connaît dans leur détail dans leur complexité. On espère que les gens retiendront du film qu’il est important d’apprendre à connaître autrui. Le style doit correspondre à l’histoire."

Article original publié sur BFMTV.com