Cette vidéo ne montre pas "une tempête de sable du Sahara" créée par des humains

Une partie de l'Europe, dont la France, a été touchée par le passage d'un nuage de poussières du Sahara début avril. Dans ce contexte, une vidéo a largement été partagée sur les réseaux sociaux avec une légende assurant qu'elle montrerait une tempête de sable "créée" par des tracteurs dans le Sahara, des internautes sous-entendant aussi que les conséquences du réchauffement climatique seraient mises en scène. Mais c'est faux : la vidéo est ancienne et n'a rien à voir avec une tempête de sable. Elle avait été partagée en août 2019 par un compte d'actualités sur la vie agricole eu Brésil, et montre une technique de récolte, a confirmé un chercheur à l'AFP. Les nuages de poussières du Sahara sont des phénomènes naturels qui ne remettent pas en cause l'existence du réchauffement climatique, ont rappelé deux chercheurs auprès de l'AFP.

"Tempête de sable du Sahara. Vous savez maintenant comment créer une tempête de sable. Et ils vous diront que c’est le réchauffement climatique", assure la légende d'une vidéo partagée plus de 1.000 fois sur X depuis le 1er avril 2024.

On y voit plusieurs tracteurs rouler en ligne, desquels s'échappe ce qui ressemble à des jets de terre ou de poussière brun clair.

La même vidéo avec des description similaire suggérant qu'elle montrerait une "tempête de sable créée par les humains" a aussi été partagée en anglais.

<span>Capture d'écran prise sur X le 10/04/2024</span>
Capture d'écran prise sur X le 10/04/2024

Les mêmes images avaient par ailleurs déjà été utilisées de façon trompeuse pour prétendre montrer une tempête de sable "créée par l'Arabie saoudite pour frapper l'Irak", ce qui avait alors fait l'objet d'un article de vérification de l'équipe arabophone de l'AFP.

Mais cette vidéo n'a rien à voir avec le Sahara ou avec une tempête de sable, elle avait été partagée dès 2019 par une média spécialisé dans les actualités sur le monde agricole au Brésil, qui indiquait qu'elle montre une technique de récolte de graines.

Une technique de récolte au Brésil

En effectuant une recherche d'image inversée sur Google Lens à partir de la vidéo, on peut la retrouver publiée depuis plusieurs années sur des sites parlant d'agriculture.

La plus ancienne occurrence de la séquence (archivée ici) à laquelle nous avons pu remonter date du 9 août 2019 et a été publiée sur la chaine YouTube d'"Agroband officiel", rattachée au site du "Canal do Agro" qui se présente comme un média basé au Brésil diffusant des actualités liées au monde agricole.

On peut retrouver les images d'engins projetant des nuages de poussière et de terre à partir de 0:45 secondes dans une vidéo plus longue qui consiste en une succession de courtes séquences montrant divers engins agricoles.

<span>Capture d'écran prise sur YouTube le 10/04/2024</span>
Capture d'écran prise sur YouTube le 10/04/2024

Il est mentionné qu'il s'agit d'une "récolte de graines de pâturages" ("colheita de sementes de pastagem" en portugais), c'est-à-dire de graines de plantes utilisées pour la nourriture d'animaux.

En effectuant une recherche avec ces mots-clés en portugais, on peut retrouver plusieurs vidéos (comme ici, archivée et ici, archivée ) avec des machines similaires qui rejettent des nuages de poussière et de terre, dont celle-ci (archivée ici) diffusée sur la chaîne YouTube de l'entreprise brésilienne Germipasto, spécialisée dans la commercialisation de graines de forage et de pâturages en Amérique du Sud.

L'équipe de vérification de l'AFP au Brésil a visionné cette vidéo et a pu traduire les explications qui y sont mentionnées sur la technique de récolte présentée.

Un employé d'une entreprise agricole explique que les machines récoltent au sol des graines ainsi que d'autres matières comme de la terre et de la paille. Puis, les machines séparent les graines du reste en utilisant des filtres et un flux d'air (ce qui explique que l'on peut voir des projections de terre et de poussière s'échapper des tracteurs).

D'autres recherches par mots-clés en portugais mènent aussi vers la page de l'entreprise Matsuda, qui vend du matériel agricole et commercialise des machines (lien archivé ici) semblables à celles visibles dans les vidéos.

Leur description indique qu'il s'agit de tracteurs "développés pour récolter des graines sur terrains plats et accidentés".

<span>Capture d'écran du site de l'entreprise Matsuda, prise le 10/04/2024</span>
Capture d'écran du site de l'entreprise Matsuda, prise le 10/04/2024

L'AFP a soumis la vidéo à René Poccard-Chapuis, chercheur au Cirad basé au Brésil. Il confirme le 10 avril 2024 que les images montrent bien "une récolte de graines de pâturages", estimant néanmoins que cette technique est "rare", car "peu de fermes sont semencières en pâturages".

"Ces graines sont très petites et sèchent lentement. Donc il y a souvent beaucoup d'impuretés (feuilles et morceaux de tiges) et des graines plus sèches que d'autres. Tout cela se traduit par de bas indices de germination", précise le chercheur.

Lors des récoltes, les agriculteurs "coupent et laissent sécher. Cela homogénéise les graines, pour que toutes soient bien séchées au soleil".

Puisque les graines tombent sur le sol pendant leur séchage, "il faut pour les récolter racler et prendre du sol avec, qui se rajoute aux impuretés. Pour éliminer les impuretés et la terre, on utilise de l'air sous pression, du vent donc. Les parties plus légères sortent par la cheminée [du tracteur], les plus lourdes tombent, et les graines sont tamisées, pures et homogènes", développe-t-il.

Le chercheur souligne aussi que la vidéo diffusée sur les réseaux sociaux "a flouté le sol, ce qui induit en erreur" mais que l'on "devine quand même les andains de paille (des traces linéaires laissées lors de la moisson) accumulés en ligne lors de la coupe initiale des graminées".

L'équipe de vérification du média hispanophone Newtral était également parvenue aux conclusions que ces images montrent une technique de récolte au Brésil dans un article publié en 2022 (archivé ici).

Les nuages de poussières désertiques

Les nuages de poussières désertiques (comme celui de poussières du Sahara qui a traversé une partie de l'Europe début avril) surviennent lorsque "sur des zones de grandes surfaces, des grains de sable vont être soulevés par des vents modérés à forts, souvent liés à des orages. En retombant, ils vont se fracturer et créer ces poussières", explique Vincent Guidard, chercheur à Météo-France, le 10 avril à l'AFP.

Puis, "ces poussières issues des sables sont soulevées plus haut dans l'atmosphère, à plusieurs kilomètres d'altitude", et peuvent ainsi être transportées sur des longues distances, ajoute-t-il, précisant que selon la direction des flux des masses d'air, ces nuages peuvent se diriger vers l'Europe ou encore vers l'Atlantique et les Antilles.

Ces nuages de poussières sont donc des phénomènes naturels et récurrents : "en France, on en a observé plusieurs au cours des quatre dernières années, pendant les premiers mois de l'année", note aussi le chercheur.

Pour qu'un tel phénomène se produise et que les poussières soient transportées jusqu'en Europe, il faut que les vents dans le désert surviennent sur de très larges surfaces, ce qui rendrait fortement improbable que des tracteurs puissent parvenir à un tel résultat, même sur des grands terrains, souligne Vincent Guidard.

Par ailleurs, "sur la vidéo, on voit bien que les projections montent à quelques mètres de haut, mais pour qu'elles parviennent jusqu'à nous, il faudrait qu'elles s'élèvent jusqu'à plusieurs kilomètres", détaille-t-il.

Dans le désert du Sahara, des phénomènes plus extrêmes de tempêtes de sables causées par des vents forts liés à des cellules orageuses, appelés haboobs, peuvent aussi survenir et mener à des images impressionnantes de nuages de sable entourant des villes, comme celles ci-dessous prises par un photographe de l'AFP au Soudan en 2007.

<span>Un haboob s'approche de Khartoum le 29 avril 2007</span><div><span>STR</span><span>AFP</span></div>
Un haboob s'approche de Khartoum le 29 avril 2007
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Les nuages de poussières désertiques consistent bien en des événements météorologiques naturels, contrairement à ce qui est sous entendu dans les publications, rappelle le chercheur.

Il est possible de suivre via une vue satellitaire, sur un outil de visualisation de l'organisation européenne pour l'exploitation des satellites météorologiques Eumetsat, la progression de ces poussières (représentées en rose vif).

Par exemple, on peut observer, à partir du 6 avril 2024, que ces poussières semblent présentes sur de très grandes surfaces d'abord principalement dans le sud de l'Algérie, puis remontent progressivement vers l'Europe.

Début avril, certaines régions françaises ont été touchées par des épisodes de pollution aux particules fines en raison du passage du nuage de poussières de sable du Sahara, avaient annoncé les préfectures de plusieurs départements du sud de la France.

Le dépôt des poussières sur des voitures en France avait suscité de la désinformation sur la nature de ces particules sur les réseaux sociaux, comme le détaille RFI dans cet article de vérification (archivé ici), mais aussi, de "l'émerveillement face à ces phénomènes naturels", relève Vincent Guidard.

Pas de remise en cause du réchauffement climatique

Les nuages de poussières ne remettent pas non plus en cause l'existence du réchauffement climatique ou ses conséquences, ajoute Pierre Nabat, chercheur au CNRM, le 10 avril à l'AFP, qui estime aussi "invraisemblable" que des tracteurs puissent mener à la création de nuages de poussière pouvant traverser des continents comme le suggère la vidéo.

Il est aujourd'hui difficile de déterminer avec certitude le lien entre le réchauffement climatique et la fréquence ou l'intensité des nuages de poussières en France.

"C'est une circulation atmosphérique spécifique qui produit ce type de phénomène et il n'y a actuellement pas de résultats montrant une recrudescence de ce régime météorologique dans les projections climatiques", indiquait en 2022 un article publié sur le site de Météo-France proposant quelques éléments d'explications sur la présence de "ciel orangé" et de "nuages de sable" en France.

Si "à l'échelle mondiale, les émissions de poussières désertiques tendent à augmenter depuis 1850", il n'y a, en avril 2024, pas "d'étude qui montrerait qu'il y aurait eu plus ou moins de nuages de poussières en France" avec le réchauffement du climat, détaille aussi Pierre Nabat.

Des recherches, pas encore publiées en avril 2024, centrées sur les nuages de poussières du Sahara en Espagne ont suggéré une augmentation des nuages de poussière du Sahara pendant les hivers 2020 à 2022.

Dans un article (archivé ici) sur l'arrivée de poussières du Sahara en Europe début avril, l'observatoire européen sur le changement climatique Copernicus note aussi que cette année, plusieurs épisodes de nuages de poussière du Sahara ont déjà été observés en Europe, tendant à confirmer la tendance suggérée dans l'article en prépublication.

Mais ces phénomènes, qui sont de mieux en mieux connus et modélisés par les scientifiques, sont toujours en cours d'étude, tout comme leur lien avec le réchauffement climatique, rappelle Pierre Nabat.

Il existe par ailleurs aujourd'hui bien un consensus scientifique sur l'origine humaine du réchauffement climatique, c'est-à-dire un avis partagé par l'immense majorité des scientifiques sur la base des résultats de milliers d'études sur le sujet, comme détaillé dans cette fiche récapitulative de l'AFP.

Les rapports publiés successivement par le Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (Giec), sont devenus la référence sur le sujet. Ils font la synthèse régulière des connaissances de la communauté scientifique internationale en analysant les études publiées. Les anticipations sont affinées au fil des rapports, à mesure, aussi, que les outils d'étude du climat se perfectionnent.

Dès sa première vague de rapports (lien archivé ici), en 1990-1992, le Giec se disait "certain" que "les émissions dues aux activités humaines accroissent sensiblement la concentration atmosphériques de gaz à effet de serre" (dioxyde de carbone ou méthane notamment), ce qui allait "renforcer l'effet de serre", alimentant ainsi un "réchauffement additionnel de la surface de la Terre".

Les rapports suivants n'ont cessé depuis de le confirmer et le préciser. Le Giec en est à son sixième rapport (publié en août 2021). La publication du seul groupe I (2.400 pages), qui a travaillé sur plus de 14.000 études, souligne d'emblée le caractère "sans équivoque" du réchauffement provoqué par "les activités humaines".

La Terre s'était ainsi réchauffée de 1,1°C en 2020 par rapport à la période 1850-1900. Une toute petite partie était liée à la variabilité naturelle du climat (entre -0,23 et +0,23°C), le reste étant provoqué par les activités humaines. Ce réchauffement global devrait avoir atteint 1,5°C dès le début des années 2030.