Aux Victoires de la Musique 2023, l’épineuse question des « fausses écoutes » pour les Prix du stream

BOULOGNE-BILLANCOURT, FRANCE - FEBRUARY 11: General view during the 37th Victoires de la Musique at La Seine Musicale on February 11, 2022 in Boulogne-Billancourt, France. (Photo by Stephane Cardinale - Corbis/Corbis via Getty Images)
Stephane Cardinale - Corbis / Corbis via Getty Images BOULOGNE-BILLANCOURT, FRANCE - FEBRUARY 11: General view during the 37th Victoires de la Musique at La Seine Musicale on February 11, 2022 in Boulogne-Billancourt, France. (Photo by Stephane Cardinale - Corbis/Corbis via Getty Images)

VICTOIRES DE LA MUSIQUE - « Cette année aux Victoires, l’artiste le plus streamé sera-t-il le plus gros tricheur ? » Voilà la question, volontairement provocatrice, que posent la Fédération nationale des labels et distributeurs indépendants (FÉLIN) et le Syndicat des musiques actuelles (SMA) dans un communiqué commun le 18 janvier. Au centre de leur inquiétude : le phénomène des « faux streams », connu dans le milieu de la musique et de la distribution numérique depuis des années, et mis en lumière mi-janvier dans un rapport du Centre national de la musique (CNM), qui chapeaute la filière.

Selon cette étude, « la première au monde sur ce sujet », entre 1 et 3 % « au moins » des écoutes en ligne étaient fausses en 2021 en France. Ces « faux streams » peuvent notamment être générés par des « fermes à clics » (des ordinateurs montés en réseau pour faire tourner des titres en boucle sur des faux comptes) ou des piratages de comptes existants.

L’objectif des fraudeurs : générer plus de revenus, gagner des places dans un classement ou rejoindre une playlist populaire sur une application d’écoute.

Angèle et Ninho en tête des streams

C’est dans ce contexte de suspicion autour des chiffres du streaming que les Victoires de la musique 2023 doivent décerner, ce vendredi 10 février, deux prix pour les « Albums les plus streamés » de l’année 2022 pour une artiste féminine et un artiste masculin. Les chiffres ayant été arrêtés au 18 novembre 2022, on connaît déjà les deux vainqueurs : Angèle pour « Nonante-cinq » et Ninho pour « Jefe ».

« Au vu de la situation actuelle, ces prix sont un peu malheureux, regrette auprès du HuffPost Céline Lepage, déléguée générale de la FÉLIN, qui porte la voix des petits labels. Alors qu’on essaie de réguler tout ça, ce n’est pas le moment d’aller fanfaronner là-dessus et d’offrir une reconnaissance à qui a le plus de streams. »

C’est pourtant ce qu’ont choisi de faire les Victoires depuis 2021, avec un prix du « titre le plus streamé », remplacé en 2022 par les deux catégories « Album le plus streamé ». Pour l’association des Victoires de la Musique, contactée par Le HuffPost, il s’agit « d’être au plus proche de l’évolution de la création musicale et des nouveaux modes d’écoute ».

Pour ces prix, « les volumes d’écoutes en streaming de tous les titres d’un album sont cumulés ». Mais on soustrait de ce total « la moitié des streams du titre le plus écouté », pour éviter un potentiel effet « single », dans le cas où un album fonctionnerait principalement grâce au succès d’une seule chanson phare.

Des classements déjà expurgés

Alors y a-t-il un risque que la fraude brouille les résultats des classements et délégitime ces récompenses, comme le craignent la FÉLIN et le SMA ? Non, selon les Victoires, qui citent le rapport du CNM, selon lequel « la fraude détectée se situe à plus de 80 % au niveau de la longue traîne (au-delà du Top 10 000) », notamment dans les musiques de relaxation et religieuses. « À la lumière de ces informations, il apparaît donc que les Tops vendeurs ne peuvent être touchés de manière significative par ce phénomène », fait-on valoir.

Précisons toutefois que ces 80 % ne concernent que Deezer et Spotify. Sur Qobuz, la troisième plateforme de streaming ayant communiqué ses chiffres au CNM, « le volume de fraude est davantage concentré sur les titres les plus écoutés », selon le rapport.

Angèle, ici aux Victoires de la musique 2022, doit recevoir le prix de « l’Album le plus streamé pour une artiste » lors de la cérémonie de cette année.
BERTRAND GUAY / AFP Angèle, ici aux Victoires de la musique 2022, doit recevoir le prix de « l’Album le plus streamé pour une artiste » lors de la cérémonie de cette année.

Le classement utilisé par les Victoires de la Musique est communiqué par le Syndicat national de l’édition phonographique (SNEP), qui lui-même récupère les chiffres auprès de son prestataire britannique The Official Charts Company (OCC). Ce sont les chiffres de référence de la profession.

Dans le rapport du CNM, le SNEP et l’OCC assurent qu’un travail sur la fraude est réalisé avant la publication des classements, expurgés en amont. Depuis le premier semestre 2022, une « procédure plurihebdomadaire de contrôle et de retraitement des écoutes en streaming » a été mise en place, grâce au travail de détection d’OCC mais aussi grâce aux « données issues notamment des rapports quotidiens des plateformes de streaming et des enseignes », « afin d’exclure les comportements anormaux détectés des classements comme des certifications (or, platine, diamant…) ».

Tous les interlocuteurs contactés par Le HuffPost s’accordent à dire que le phénomène des « fake streams » ne pourrait pas, à l’heure actuelle, bouleverser ces classements d’écoute. « Les très gros artistes sont scrutés par les plateformes, qui se démènent sur ce sujet, explique l’un d’eux, directeur de distribution. Elles connaissent la part de marché de ces artistes : si elles en voient un surperformer, elles en déduiront qu’il y a une potentielle triche et auront une alerte ».

Un « climat délétère »

Mais pour un autre, directeur d’un label d’une vingtaine d’artistes, même si le classement reste peu ou prou inchangé, « ça ne veut pas dire que c’est bien de tricher ». « Il y a des manipulations, même dans les titres qui vendent le plus », assure-t-il. Ce professionnel, qui préfère garder l’anonymat sur ce sujet « tabou », regrette aussi le « climat délétère » généré par cette fraude : « mes artistes ont l’impression de vivre dans un système où les dés sont complètement pipés. Ça peut être démotivant. »

Beaucoup de professionnels craignent par ailleurs que le chiffre réel de la fraude soit supérieur à celui évoqué par le CNM. D’abord parce que plusieurs acteurs clés, comme Amazon Music, Apple Music et YouTube, n’ont pas souhaité communiquer leurs chiffres. Et pour ceux qui l’ont fait, ils ont chacun leur propre méthode de détection, ce qui ne permet ni « d’agréger » ni de « comparer » les données, comme le précise le CNM.

Ensuite parce qu’une part de fraude n’est pas détectée. « Les fraudeurs sont maintenant très bien renseignés, et très perfectionnés. Ils s’adaptent facilement », relève Céline Lepage, de la FÉLIN. La Fédération, qui n’hésite pas à comparer la manipulation des streams au dopage, appelle à appliquer « rapidement » les recommandations du CNM sur la sensibilisation, l’alerte et les sanctions.

« Si pour certains la fraude est une question de marketing, de notoriété, c’est surtout du vol de la communauté », s’inquiète le directeur de label que Le HuffPost a interrogé, pour qui le streaming représente 70 % de son chiffre d’affaires. Car le système actuel de répartition des revenus du streaming, un fonctionnement de pot commun où les revenus sont redistribués en proportion des parts des écoutes globales, favorise les plus écoutés.

Selon lui, ces prix aux Victoires sont en fait « un compromis trouvé pour récompenser des artistes qui ne le sont pas ailleurs », notamment dans le rap, l’un des genres les plus écoutés en streaming. Ils sont aussi, estime-t-il, symptomatiques d’une « appétence pour le chiffre » : « c’est une manière de consommer, une époque. On peut trouver que c’est nul mais on ne peut pas nier que c’est aussi une réalité ».

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