"Un verdict forcément entaché": l'impossible "mélange des genres" au procès d'Éric Dupond-Moretti

Le procès est inédit dans l'histoire de la Ve République. Pour la première fois, un ministre en exercice, qui plus est ministre de la Justice, va être jugé par la Cour de justice de la République.

Face à des parlementaires et des magistrats, le garde des Sceaux va devoir répondre dans les prochains jours aux accusations de prise illégale d'intérêt: il est soupçonné d'avoir usé de ses fonctions de ministre pour régler des comptes avec des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir quand il était avocat - des faits qu'il conteste.

Il s'en expliquera devant cette institution, qui a pour seule mission de juger des actes commis "dans l'exercice de fonctions" ministérielles.

"C'est un contexte très particulier qui trouble forcément l'image d'une justice impartiale", estime la députée socialiste Cécile Untermaier, juge de la CJR entre 2017 et 2022, interrogée par BFMTV.com.

L'embarras des juges

La situation met dans l'embarras tous les acteurs, à commencer par le monde judiciaire, qui s'apprête à décider de l'avenir de celui qui dirige leur institution.

C'est Dominique Pauthe, un magistrat chevronné, grand habitué des affaires politico-judiciaires qui présidera la séance. La condamnation de Jacques Chirac, la relaxe de Dominique de Villepin, allant à l’encontre des réquisitions des différents parquets, la condamnation en appel de Jérôme Cahuzac, c’est lui. La bête noire des époux Balkany qu'il a condamnés, c'est encore lui.

Autant dire que l'homme, décrit comme un président d'audience calme et sympathique, sait mener des débats face à des prévenus de poids. Mais la tâche semble cette fois bien complexe.

"Éric Dupond-Moretti est toujours en fonction, il reste le chef du parquet qui va requérir contre lui", s'inquiète une magistrate actuellement en poste. "Démocratiquement, cela pose un réel souci."

"Des magistrats qui jugent leur patron"

Preuve que la situation suscite bien des frictions: l'arrivée du nouveau procureur général Rémy Heitz à la Cour de Cassation à l'été. Éric Dupond-Moretti avait prévu d'assister à sa cérémonie d'investiture début septembre. Il a finalement reculé, sur conseil de son entourage.

Et pour cause: c'est ce même Rémy Heitz qui "montera à l'audience" comme on dit dans le jardon judiciaire. C'est lui qui portera l'accusation et qui sera en charge de requérir ou non une peine à l'encontre du ministre.

"Ça va être compliqué de juger ce dossier. Des magistrats qui jugent leur patron, personne n’avait imaginé que le cas se présenterait lorsque cette institution a été créée", soupire un proche du dossier.

Pour certains, le maintien en poste d'Eric Dupond-Moretti, qui a multiplié les déplacements ces derniers jours et s'est positionné sur les sujets d'actualité, est une manière de minimiser ce rendez-vous avec la CJR. "Ces dernières semaines, il a continué à occuper ses fonctions, comme si ce procès n'avait pas d'importance, comme si c'était un épiphénomène", déplore la magistrate interrogée plus tôt.

"L'impression de la République des copains"

Les 12 parlementaires, six sénateurs et six députés qui prêteront serment et qui porteront la robe des juges pour juger le ministre, ne sont guère plus à l'aise.

"En terme d'image pour nous, c'est désastreux", reconnaît un député macroniste. "Ça donne l'impression de la République des copains où tout le monde se tient par la barbichette."

"Mon expérience est que les députés prennent leur rôle très au sérieux et essaient de juger avec le plus d'honnêteté possible", nuance Philippe Houillon, ancien député LR et membre de la CJR pendant 10 ans. "Mais c'est sûr qu'on est très loin d'un procès habituel où les magistrats ne connaissent pas l'accusé", reconnaît cet avocat.

Et pour cause: les députés et les sénateurs côtoient chaque semaine le ministre aux questions d'actualité au gouvernement et viennent de débattre avec lui de la loi sur la programmation de la justice.

"On va juger un ministre qui négocie au jour le jour avec les parlementaires qui le jugent", résume ainsi un bon connaisseur du dossier.

Sur le papier, l'équilibre politique semble plutôt respecté: la gauche compte deux juges (Danièle Obono et Jean-Luc Fichet), la droite trois (Catherine Di Folco, Évelyne Perrot, Philippe Gosselin), la majorité cinq (Thani Mohamed Soilihi, Jean-Pierre Grand, Émilie Chandler, Didier Paris et Laurence Vichniesvsky), le RN un seul (Bruno Bilde).

"Avec Renaissance et des LR qui soutiennent souvent le gouvernement, ce n'est pas comme quand vous aviez six parlementaires de gauche et six parlementaires de droite qui siégeaient à la CJR avec des avis souvent tranchés", nuance le sénateur LR Étienne Blanc, ex-membre de l'institution.

"Ce qui est sûr, c'est que certains ne vont pas vouloir se payer un ministre macroniste", estime un député de droite qui n'apprécie guère Éric Dupond-Moretti. "Et puis, on a tous en mémoire les affaires judiciaires qui nous ont fait beaucoup de mal", avance encore cet élu. "On a plutôt tendance à se dire que chacun fait du mieux qu'il peut avec des contraintes gouvernementales souvent très lourdes."

Un verdict "forcément entaché"

Certains s'inquiètent également de "l'ambiance dessous des cartes" que va révéler le procès. "Vous avez quand même le gratin et l'ex-gratin ministériel et juridique qui va passer devant des juges", note un ex-conseiller de François Hollande.

"Les gens ne se rendent pas forcément compte que tout le petit monde politique se connaît et qu'on est parfois dans le mélange des genres", juge encore cet ancien familier des allées du pouvoir.

L'ancienne ministre de la Justice Nicole Belloubet va ainsi être entendue, tout comme Hélène Davo, conseillère justice d'Emmanuel Macron à l'époque des faits reprochés à Éric Dupond-Moretti. Elle est désormais présidente de la cour d'appel de Bastia.

L'ex-conseiller justice de Matignon Stéphane Hardouin, désormais procureur de Créteil, sera également présent devant les juges, tout comme l'ancienne directrice de cabinet du garde des Sceaux, Véronique Malbec, désormais membre du Conseil constitutionnel.

"Le problème, c'est que quel que soit le verdict, il sera forcément entaché de par le fonctionnement même de la CJR", décrypte Philippe Houillon, ancien député LR et membre de cet organe pendant 10 ans.

"Si le ministre est condamné, on va se dire que les juges et les parlementaires ont voulu se payer le ministre", estime-t-il. "S'il est déclaré innocent, on se dira que cette cour est partiale." Pour l'ancien parlementaire, la situation "est insoluble". Elle illustre en tout cas les critiques régulières contre la CJR - Emmanuel Macron avait d'ailleurs lui-même appelé à la fin de cette institution en 2017 et en 2018.

Article original publié sur BFMTV.com