Les urinoirs : lieux de malaise et de masculinité exacerbée, du collège à l’âge adulte

Les urinoirs sont des lieux où la masculinité est exacerbée.
Andy Sacks / Getty Images Les urinoirs sont des lieux où la masculinité est exacerbée.

MASCULINITÉ - « Uriner à côté d’inconnus me met très mal à l’aise. Si c’est possible, j’évite les urinoirs. J’attends que les gens partent ou je vais dans les cabines. Sinon, je regarde le plafond et ça finit par se débloquer. » Comme Matthieu, un réalisateur qui vit à Bruxelles, nombreux sont les hommes à se sentir gêné à l’idée d’uriner dans les toilettes publiques. Et pour certains, c’est même impossible lorsqu’ils se savent regarder. Une difficulté qui porte un nom : la parurésie.

Jusqu’à 7 % des populations étudiées - hommes comme femmes - en souffreraient selon l’IPA (International paruresis association), organisation qui vise à lutter contre la parurésie. La raison ? C’est généralement l’idée d’être vu en train d’uriner qui entraîne un stress et par conséquent le blocage, selon le sexologue Philippe Arlin, auteur de Sexuellement incorrect : Libérez votre désir. Le sexe n’a pas de genre ! (éditions La Martinière).

« C’est un réflexe de timidité. On a été élevé dans le tabou du pipi et on nous oblige à le faire devant d’autres personnes », déplore-t-il. Mais la parurésie chez les hommes peut également être accentuée par certains enjeux liés à la masculinité, outre des raisons liées à la propreté et ou au manque d’intimité.

Vrai mec est à l’aise

Le blocage est souvent double pour les personnes qui souffrent de parurésie : le fait que les autres hommes puissent voir qu’ils sont dans l’incapacité d’uriner augmente leurs difficultés. Louis, un parisien de 24 ans qui ne parvient pas à se soulager « dans 95 % des cas » s’il est entouré d’inconnus, confie : « Quand je suis bloqué entre deux personnes pour qui ça se passe très bien, je me sens un peu nul, comme un con. »

Idem pour Matthieu qui se dit encore plus décontenancé lorsque la personne à côté de lui est à l’aise. Il se souvient d’un exemple très probant : « Au lycée, un ami à moi a uriné à côté de moi en se mettant en arrière et me montrant bien son pénis. Il avait besoin de me prouver un truc. » Une attitude qui contraste avec la sienne. « Moi, j’étais pratiquement collé à l’urinoir. Je ne suis pas un mâle alpha comme on peut l’entendre », plaisante-t-il.

Chez ces personnes, un sentiment de honte peut alors se développer. La raison ? Leur masculinité se retrouve remise en question. « Il y a quelque chose de supposément viril à se tenir debout le sexe à la main, en prenant un air détaché, comme si tout ceci avait l’air naturel », selon Julien Damon, sociologue et auteur de Toilettes publiques, essai sur les commodités urbaines (édts. Presses de Sciences Po).

D’après Philippe Arlin, cela renvoie à la vision du pénis comme un outil de l’expression de la masculinité : « Si mon outil ne fonctionne pas, cela signifie que ma virilité est en panne. » La parurésie se rapproche alors de l’angoisse liée à l’obligation d’être en érection. « Quand je n’arrive pas à uriner, je me sens un peu comme quand j’ai une panne », témoigne Louis.

C’est d’ailleurs dès l’école maternelle qu’on apprend aux garçons à uriner debout, selon Lucette Colin, coautrice de l’ouvrage Les « petits coins » à l’école (édts Erès) : « C’est vraiment un trait de la masculinité qui est culturel. Dès la fin de la maternelle, c’est réglé : on fait pipi debout si on est un garçon. »

Les stigmates du collège

Cette difficulté est aussi liée au complexe qui entoure la taille du pénis. Les comparaisons commencent dès le collège pour les jeunes garçons. Une époque où la parurésie de Matthieu et Louis est apparue, comme pour Gabriel, doctorant Lyonnais de 25 ans : « Tu étais constamment jugé dans les toilettes du collège, que tu choisisses les urinoirs ou les cabines, ce qui me stressait beaucoup. Je pense que ça joue dans le fait que je sois mal à l’aise aujourd’hui. »

Tous les trois témoignent des brimades que pouvaient subir certains dans les urinoirs : bousculades, ouvertures intempestives des portes, insultes… Ce qui contribue à rendre ce lieu particulièrement inhospitalier. Un endroit où certains disent se sentir encore aujourd’hui « vulnérable », voire dans un état « d’insécurité émotionnelle ».

Selon la chercheuse Édith Maruéjouls, spécialisée en géographie du genre, le problème vient en partie du fait que les urinoirs ne peuvent pas être surveillés : « C’est donc là qu’on règle ses comptes et que le harcèlement se joue. »

La gêne ressentie à cette époque est très similaire à celle des vestiaires de sport, à un âge où les corps se développent autant que les complexes. « Il y a une forme de jugement un peu viril et intrinsèque, où on est censé être capable de passer outre la honte ou le fait d’avoir de la pudeur », explique Gabriel. Mais prétendre que les hommes ne sont pas pudiques est « une conception sociale normée », selon Édith Maruéjouls, qui regrette que « l’intimité ne soit absolument pas pensée chez les garçons ».

Un univers très codifié

Gabriel ressent parfois le jugement sur la taille du pénis encore à l’âge adulte, par « des petits regards » dans les urinoirs. Jeter un coup d’œil au pénis de son voisin est d’ailleurs très mal vu dans ces lieux où règnent des règles tacites : on regarde droit devant soi et on laisse un urinoir libre entre chaque personne.

Ce qui n’empêche pas certains hommes de regarder le pénis du voisin. Philippe Arlin pointe alors un paradoxe : « On a passé notre temps à nous l’interdire alors qu’on a été élevé à se comparer. Ce qui fait qu’on doute de notre propre virilité. »

Règne également dans les urinoirs une ambiance de cathédrale où personne ne se parle, contrairement aux toilettes féminines, qui sont des lieux de socialisation. « Je crois que si les urinoirs n’existaient pas, on serait capable de communiquer d’une cabine à l’autre, assure Philippe Arlin. Les filles se parlent car elles ne sont pas en train d’uriner en se regardant. »

Pour y remédier, des solutions existent, comme la communication. Problème : les hommes ne s’en parlent pas. Ce qui « joue sur la honte qu’on peut ressentir », assure Gabriel qui déplore : « Je pense qu’on est nombreux dans ce cas. Mais on est censé savoir le faire, alors on fait comme si. »

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