En Turquie, Erdogan avance la présidentielle, coup de poker pour profiter d’une « embellie »

Turkish President and leader of the Justice and Development (AK) Party Recep Tayyip Erdogan delivers a speech during his party's group meeting at Turkish Grand National Assembly (TGNA) in Ankara, on December 21, 2022. - Erdogan fired back on December 21, 2022 at Western criticism of a political ban imposed on Istanbul's popular opposition mayor ahead of next year's general election. (Photo by Adem ALTAN / AFP)

TURQUIE - Un coup de billard à trois bandes. En difficulté dans les sondages sur fond d’inflation galopante, le président turc Recep Tayyip Erdogan a annoncé ce jeudi 19 octobre son intention d’organiser la présidentielle et les législtaives le 14 mai, prochain un mois plus tôt que prévu. Avec ce tour de passe-passe tactique, l’ancien Premier ministre (2003-2014) devenu chef de l’État pourrait briguer un troisième mandat consécutif à la tête du pays.

Comme le rapporte Le Monde, si la Constitution limite à deux le nombre de mandat successif d’un président, elle prévoit une exception « si le Parlement décide de renouveler les élections lors du second mandat du président ». Ce changement de calendrier présente également de nombreux avantages, comme l’explique au HuffPost Élise Massicard, chercheuse au CNRS spécialiste de la sociologie politique de la Turquie contemporaine. Entretien.

Le président Recep Tayyip Erdogan a annoncé ce jeudi son intention d’avancer d’un mois l’élection présidentielle en Turquie. Quels sont les objectifs de la manœuvre ?

Pour expliquer cette décision, il y a plusieurs paramètres. Mais le plus important, ce sont les sondages. Ces derniers montrent qu’il est affaibli mais, depuis quelques semaines, Erdogan jouit d’une embellie liée à sa politique étrangère, notamment à son rôle de médiateur dans le cadre de la guerre en Ukraine et son positionnement très ferme sur l’adhésion à l’Otan de la Suède et de la Finlande.

En Turquie, Erdogan parvient à capitaliser sur cette image d’homme fort, qui sait se faire respecter à l’international et qui fait avancer des dossiers épineux. Même s’il a une position ambivalente vis-à-vis de Poutine, il est parvenu à arracher un accord sur l’exportation de céréales ukrainiennes dont l’issue était loin d’être garantie. Avec, en plus, une dimension « la Turquie apporte des bienfaits à l’humanité et lutte contre la faim dans le Monde ». On voit souvent le côté belliqueux du président turc, mais il a su montrer une autre facette à cette occasion, dont il tire les bénéfices au plan intérieur.

Cette embellie a toutefois des limites, car la situation économique reste très critique. Sa politique en la matière a été étonnante, avec des formes de mainmise très forte de la part du pouvoir sur les politiques économiques. Cette crise dure depuis de nombreux mois et s’avère
très profonde.

Le président sortant veut également profiter du fait que l’opposition n’a pas encore désigné son candidat. Longtemps favori, le maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu, a vu ses chances compromises par une condamnation à deux ans et demi de prison dans un procès très politique...

Pendant longtemps, ironie de l’histoire, c’est l’opposition qui a voulu des élections anticipées, en raison de la situation économique très dégradée. Aujourd’hui, elle a effectivement un problème de candidat. Même s’il a fait appel, Ekrem İmamoğlu, qui semblait le mieux placé pour affronter l’actuel président, a une épée de Damoclès au-dessus de la tête, et il serait très risqué de le désigner.

Parmi les candidats alternatifs, aucun ne parvient vraiment à faire l’unanimité au sein des partis de la coalition d’opposition, composée de six formations politiques. Et si le Parlement autorise effectivement la tenue d’élections le 14 mai, le candidat de l’opposition aura très peu de temps pour faire campagne.

La date du 14 mai est très symbolique, car elle correspond à la victoire, en 1950, d’Adnan Menderes, figure tutélaire de la droite conservatrice. Quel est le message de Recep Tayyip Erdogan ?

En Turquie, les dates symboliques sont très importantes. Or le 14 mai 1950 ne marque pas seulement la première victoire d’un parti conservateur qui est le modèle de l’AKP –le parti de Recep Tayyip Erdogan–, mais surtout les premières élections libres avec 27 ans de parti unique.

Implicitement, Erdogan veut donc faire gagner la liberté, alors qu’il incarne un régime de plus en plus autoritaire...

Il fallait oser ! Depuis plusieurs années, on a une concentration des pouvoirs dans les mains du président, ainsi que des formes d’intrication de plus en plus forte entre l’AKP et l’État. Dans ces conditions, demander une prolongation de son mandat tout en se réclamant de la liberté démocratique et de la légitimité électorale, c’est très fort !

D’ailleurs, la question de savoir si la compétirion sera véritablement libre et égalitaire se pose. Lors des élections, depuis une environ une décennie, beaucoup de ressources publiques sont engagées pour le camp du pouvoir. Dans les médias, il y a une inégalité criante d’accès aux ondes qui désavantage les candidats de l’opposition.

Et si l’opposition l’emportait, on peut se demander si le camp présidentiel reconnaîtrait sa défaite. À Istanbul, l’élection municipale de mars 2019 avait été annulée, avant qu’Ekrem İmamoğlu ne voit son score progresser lors du deuxième scrutin. Par ailleurs, il y a eu plusieurs exemples de modification des règles pratiques du scrutin au cours des élections ces dernières années. La situation étant serrée cette fois-ci, il est possible que le pouvoir joue à nouveau sur les règles. À ce sujet, la confiance de l’opposition mais aussi de la population en général dans la fiabilité et la transparence des élections décline en Turquie.

La question kurde est-elle présente dans cette campagne ?

Elle l’est indirectement avec le positionnement du parti pro-kurde du HDP (Parti démocratique des peuples). Il ne fait pas partie de la coalition de l’opposition mais, lors des municipales à Istanbul, il avait retiré son candidat et informellement soutenu l’opposition, ce qui avait fait la différence.

La question qui se pose, avec les législatives et la présidentielle, c’est de savoir s’il y aura une telle alliance implicite, et selon quelles modalités. Cette question est d’autant plus prégnante que ce parti est criminalisé de manière récurrente, avec plus de vigueur depuis quelques semaines. Une éventuelle interdiction de ce parti rebattrait les cartes.

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