"The Crown" face à la mort de Diana: pourquoi l'histoire récente est plus difficile à mettre à l'écran

La reine Elizabeth II est de retour. Pas la vraie, mais celle qu'incarne Imelda Staunton dans The Crown. Car si la souveraine est morte le 8 septembre 2022 à Balmoral, son avatar de fiction poursuit son règne sur Netflix: la diffusion de la première partie de l'ultime saison de la série débute ce jeudi 16 novembre.

Après avoir démarré dans les années 1940, lorsque la toute jeune Elizabeth s'apprête à épouser Philip, la série entre désormais en terrain connu pour la plupart des téléspectateurs: elle explore la fin du XXe siècle, à partir de 1997. Et suscite parfois quelques remous et polémiques, même si la famille royale y est le plus souvent montrée sous un jour très favorable.

"Les premières saisons redoraient plutôt le blason de la famille royale et d'Elizabeth II notamment, qui est un personnage historique assez terne", estime l'historienne Marjolaine Boutet, co-autrice des 1000 séries à voir sans modération (Glénat).

Pour cette spécialiste des séries, The Crown a fait de "ce personnage dont ne sait pas grand-chose, et qui représente une institution, une femme". Et qui plus est une femme de pouvoir, jonglant "entre le mari, les enfants et les responsabilités".

"Pas une reconstitution"

À ses débuts, la seule polémique qui entache la série concerne l'écart de salaire entre Claire Foy, qui jouait la jeune reine, et Matt Smith, qui campait le prince Philip. Les choses se sont un peu corsées au fil des saisons, au fur à mesure que l'on se rapprochait de notre époque.

Si la façon dont est montrée la relation de la reine avec l'entraîneur de ses chevaux de courses a causé quelques haussements de sourcils chez les historiens britanniques, les allusions aux infidélités de Philip jeune n'ont pas inquiété grand monde.

En revanche, les conseillers de la famille royale ont commencé à avoir quelques sueurs froides, lorsque la série a abordé le mariage désastreux de Charles et Diana. Craignant "qu'une génération de téléspectateurs, qui n'a pas vécu ces événements, puisse prendre la fiction pour des faits", le ministre de la Culture britannique a même plaidé en 2020 pour que Netflix avertisse le public.

Dans The Crown, l'effort de reproduction est pourtant bien visible, comme en témoignent certains plans, calqués sur des photos d'époque. Certaines scènes, comme le couronnement de la reine, mêlent également vraies et fausses images d'archives.

Sur la forme, évoquer l'histoire récente "réclame beaucoup moins d'efforts en termes de décoration, de costumes qu'une série sur le Moyen-Âge", note l'historien chercheur Yohann Chanoir, spécialiste des séries.

Cependant, le fait que des témoins puissent commenter ou critiquer la façon dont la série s'empare de l'histoire complique la tâche. Plusieurs contemporains ou proches des protagonistes de The Crown ont ainsi voulu rectifier ou démentir des événements racontés dans la série.

"On est dans de l'histoire vivante, c'est ce qui est très compliqué", estime Marjolaine Boutet. "Le problème, c'est qu'on a des gens vivants, qui réagissent à ce qu'on dit."

Le Premier ministre John Major, qui apparaît dans la cinquième saison sous les traits de Jonny Lee Miller, a qualifié la série de "tonneau d'absurdité". Le frère de Diana a de son côté mis en garde contre les "conjectures" et "inventions" de la série. "C'est le rôle des proches", estime Ioanis Deroide, professeur d'histoire-géographie, spécialiste de séries historiques, et auteur de L'Angleterre en séries (First).

"C'est aussi le moyen pour eux de rappeler la personne réelle qui tend à disparaître derrière le masque de fiction, surtout quand c'est un biopic, comme la récente série Tapie. C'est une forme d'incarnation, et on peut penser qu'un certain nombre de personnes, quand ils penseront à Tapie, auront la tête de Laurent Lafitte à l'esprit, plutôt que celle du vrai Bernard Tapie. On peut comprendre que ça gêne ses proches."

Et puis les proches ne sont pas les seuls à avoir des souvenirs frais. "Le public a davantage de repères, donc risque d’être plus critique sur d’éventuels écarts par rapport à la réalité", ajoute-t-il. Cette histoire récente appartient à un "fond culturel commun", abonde Yohann Chanoir.

"Histoire surmédiatisée"

D'autant que la vie de la famille royale a été très documentée. Surtout les dernières décennies. "On touche maintenant à une histoire très récente et surmédiatisée", relève Marjolaine Boutet.

Pourtant, malgré cette inflation d'images, mais aussi d'enregistrements - y compris intimes, comme les conversations téléphoniques de Charles et Camilla, qui ont fuité dans la presse - on en sait peu sur ce que pensent réellement les protagonistes.

"Il y a d'innombrables biographies de la reine, mais elle a été très laconique sur sa vie privée ou sur ses ressentis par rapport à des personnels politiques", souligne Yohann Chanoir.

Et si l'on peut certes s'appuyer sur "des mémoires de majordomes, de premiers ministres, de collaborateurs", il faut "inventer beaucoup, parce qu'on ne sait pas tout. Personne ne peut dire ce qui se passe dans la chambre de Charles et Lady Di". Le créateur de la série, Peter Morgan reconnaît d'ailleurs tout à fait "broder entre les points", lorsqu'il n'a pas d'informations, et recourir à l'imagination.

"C'est historique, mais c'est une fiction", commente Marjolaine Boutet. Combler les trous et imaginer les séquences en privé, sur lesquelles on n'a pas de témoin, "c'est ce qu'a toujours fait la fiction historique", insiste la spécialiste.

"'The Crown' n'est pas une reconstitution, ce n'est pas un documentaire, c'est une fiction, donc il y a plein de choses inventées, néanmoins, ça s'appuie sur des faits réels."

"Carburant au mélodrame"

La fiction se doit par ailleurs de captiver le public. "Si l'Histoire prend trop le pas, on se dit 'autant regarder un documentaire ou un reportage', souligne Ioanis Deroide. "Mais il est plus difficile d'instiller de la fiction dans des choses que l'on connaît à la minute près", comme c'est le cas des dernières heures de Diana.

Il s'agit ainsi de donner du "carburant au côté mélodrame", indique Ioanis Deroide. "Pour qu'il y ait fiction, il faut qu'il y ait du conflit", ajoute Marjolaine Boutet, évoquant l'épisode où Charles a des velléités, dans les années 1990, de pousser sa mère vers la sortie - ce que John Major a démenti, assurant qu'il n'y avait "jamais eu de discussion entre le prince de Galles et lui sur une possible abdication".

"Il faut créer un enjeu autour de la reine, puisque c'est malgré tout le personnage principal. Les relations compliquées avec le fils, c'est forcément plus dramatique, plus intéressant", souligne l'historienne.

Ici le prince Charles, après avoir été montré comme insensible et plutôt désagréable à l'encontre de Diana, dans la saison 4, apparaît finalement sous un jour très favorable, et sous les traits enviables de l'acteur Dominic West.

"Dans notre imaginaire, on voyait un peu le prince Charles comme un crétin avec de longues oreilles, qui était un salaud fini, qui trompait sa femme depuis le début. Là, on le retrouve sous un autre angle", analyse Yohann Chanoir, relevant qu'"une des difficultés à filmer une époque très contemporaine, c'est jusqu'à quel niveau l'on peut casser les représentations du public."

Du pain béni pour les scénaristes

"Il faut toujours se poser la question de la dimension narrative: quelle histoire on veut raconter, quel message l'on veut véhiculer", poursuit-il. Surtout lorsque l'on sait que les séries sont aujourd'hui "le principal moyen d'accès à la connaissance historique".

Le défi, pour cette saison était d'aborder la mort de la princesse Diana, un moment particulièrement marquant de notre histoire récente.

"Toute une génération se souvient de ce qu'il faisait le jour où Diana est morte", souligne Yohann Chanoir.

Mais c'est aussi du pain béni pour les scénaristes. "Souvent, les séries ont tendance à s'affadir au fil du temps, là, grâce à l'Histoire, ça leur permet d'être dans une dynamique inverse. On va vers une espèce d'acmé."

Article original publié sur BFMTV.com