Du stand-up au cinéma, l'histoire du succès fou des frères Bougheraba

Plusieurs dynasties de comédiens ont façonné la scène culturelle française. Après les Brasseur, les Chedid ou les Dorléac, il faudra désormais compter avec les Bougheraba. Ali et Hakim sont ainsi les heureux réalisateurs des Segpa (les deux films Les Segpa et Les Segpa au ski cumulent deux millions d'entrées) où ils mettent en scène leur plus jeune frère Ichem, acteur. Pendant ce temps, Redouane remplit les salles. Il est le premier humoriste à remplir le Vélodrome de Marseille.

Une ascension en apparence fulgurante qui marque en réalité l'aboutissement de vingt ans de travail. "L'amour du spectacle nous vient d'Ali", explique Hakim. "Il a donné cette impulsion à toute la famille. Si Ali avait été dealer ou avocat, on aurait eu des trajectoires très différentes!" Leur cinquième frère, Nabil, travaille en politique tandis que leur unique sœur, Fayza, détient Papa Fredo, la seule pizzeria certifiée de Marseille à fabriquer des pizzas napolitaines. Elle se charge aussi du "catering" sur leurs films.

Représentants de l'humour marseillais, les Bougheraba grandissent dans le centre-ville de la cité phocéenne, "l'endroit le plus beau et le plus populaire de la ville", affirme Ali Bougheraba, l'aîné de la fratrie. Un quartier "diversifié" où l'on croise "des Vietnamiens, des Commoréens, des Espagnols, des Turcs, des Corses, des Portugais, des Italiens, des Grecs". "On ne trouve ça nulle part ailleurs en France!", s'enthousiasme ce passionné de dessin qui au départ se destinait à "être animateur chez Disney".

De Marseille aux Molières

Né en 1976, Ali Bougheraba se lance dans des études de commerce "pour faire plaisir" à ses parents tout en se consacrant corps et âme au théâtre, qu'il découvre par hasard lors de cours d'aide à l'insertion dans la vie professionnelle. "Quand j'ai découvert l'improvisation et le théâtre, j'ai vrillé", se souvient-il. D'audition en audition, il intègre à 20 ans une compagnie de théâtre renommée à Marseille, Les Carboni. Avec eux, il apprend le répertoire classique et joue Molière, Victor Hugo et Shakespeare.

Dans les années 2000, Ali Bougheraba écrit son premier one man show, Ali au pays des merveilles, avec lequel il tourne pendant plus de 5 ans du Festival d'Avignon au Point-Virgule à Paris. "C'était très théâtre et inspiré par Philippe Caubère." Lorsqu'il découvre le spectacle, Redouane lance à son frère: "J'ai envie de faire ça, mais en plus drôle," Dans un premier temps, Redouane assure les premières parties d'Ali avant de s'envoler pour New York où il développe son goût pour le stand-up.

À son retour des Etats-Unis, Redouane retrouve Ali, en tournée à Rennes. Les deux frères s'attellent alors à l'écriture de ce qui va devenir le premier seul en scène de Redouane. "Il le joue pour la première fois à Marseille. C'est un carton", raconte avec fierté Ali Bougheraba, qui monte ensuite plusieurs spectacles musicaux dont Ivo Livi ou le Destin d'Yves Montand, qui reçoit le Molière du spectacle musical en 2017.

"Comme le maire de Marseille"

Avant d'exploser à la fin des années 2010 grâce à des sketchs devenus viraux et un rôle de prof de gym farfelu dans La Vie scolaire de Grand Corps Malade et Mehdi Idir, Redouane Bougheraba a peaufiné pendant une vingtaine d'années ses talents d'improvisation. Sur scène, l'humoriste s'attaque à tout le monde. Il s'est imposé en maître du "roast", ce sous-genre du stand-up qui consiste à se moquer, souvent avec une certaine méchanceté, des membres de l'assistance. Pas rancunier, le public se bat désormais pour être "sa cible".

Enfant turbulent passé par une école de religieuses, et proche de la Fonky Family, Redouane est fasciné par "l'efficacité" du stand-up. "Il a toujours eu cette tchatche. Il a toujours été très puissant", indique Ali Bougheraba avant d'ajouter: "A la maison, on est aussi cinq frères et une sœur. Aux repas de famille, on est obligé de se défendre." La culture du clash à Marseille l'a aussi beaucoup influencé:

"Redouane était un grand clasheur. Il a été moniteur au Contact Club à Marseille (une association qui accompagne les jeunes et les familles des quartiers du centre de Marseille, NDLR). Quand tu t'occupes de jeunes, il faut avoir de la répartie. Il faut être fluide. Sinon les petits, ils ne vous ratent pas."

Un ton qu'il a failli perdre à Paris. "On se perd tous quand on fait du stand-up à Paris", note Ali Bougheraba. "Au lieu de dire 'sa mère', vous dites "il est ouf, il est relou'. Ça ne fait pas partie de notre champ lexical en tant que Marseillais. On n'a pas la même rythmique ou le même flow qu'un Parisien. On est moins percutant qu'un parisien quand on joue à son propre jeu avec ses armes à lui. Aujourd'hui, Redouane a son accent sur scène. Il a très peu d'expressions parisiennes. C'est que du marseillais."

À Marseille, Redouane Bougheraba est une légende vivante. Même avant d'exploser sur la scène nationale, l'humoriste était connu de toute la cité phocéenne: "C'était une horreur de marcher avec lui à Marseille", s'amuse Hakim, de sept ans son cadet. "Il connaissait tout le monde. Il s'arrêtait tout le temps. Il faisait 600 bises par jour. C'était comme le maire de Marseille." Pourrait-il briguer la mairie? "Bien sûr que ce serait possible! Mais il faudrait qu'il fasse plusieurs Vélodrome avant."

"Ichem a le feu sacré"

Né en 1990, Ichem Bougheraba est le benjamin de la famille. Et celui qui pourrait connaître d'ici quelques années la même renommée que Redouane. "Ichem était un enfant rayonnant, attachant, drôle, toujours rieur", se souvient Hakim. Fasciné par le stand-up, Ichem débute sur Dailymotion. "Ses vidéos y sont encore", s'amuse Ali. "Il a 12 ans. Il fait du playback. Vous allez halluciner." Il suit les cours de son grand frère Ali et fait preuve, comme Redouane d'un talent pour l'improvisation.

"Il est exceptionnel et je ne dis pas ça parce que c'est mon petit frère", s'exclame Ali Bougheraba. "Ichem a une espèce de feu sacré. Il n'a pas fait d'école de théâtre mais il a ce don d'être juste à chaque fois." Bouillonnant d'idées, c'est à lui que revient la paternité des Segpa. L'idée d'une classe de cancres martyrisée par un prof aux méthodes peu orthodoxes lui a été inspirée par un enseignant en sixième - "un bon pote" d'Ali Bougheraba déjà évoqué dans son spectacle Ali au pays des merveilles.

Ce professeur de mathématiques, aussi maître de boxe thaï, avait marqué une génération d'élèves marseillais avec son tempérament. "Dès qu'un élève le menaçait, il lui disait: 'Je t'attends à la sortie et je te nique ta mère'", développe Ali Bougheraba. "Les élèves se chiaient dessus parce que pour la première fois de leur vie, ils avaient un gars qui maîtrisait leur langage. Ils ne pouvaient pas leur faire à l'envers. Ichem s'est servi de cette histoire pour Les Segpa."

"Comme des Disney"

Né en 1985, Hakim Bougheraba "(s)'emmerdait", au conseil départemental lorsqu'Ichem se lance dans l'aventure Segpa, à l'origine une websérie. Passionné de cinéma, il arrête tout "du jour au lendemain" pour suivre son frère. "Je savais que ce n'était pas ma vie. J'ai eu le déclic en travaillant avec mes frères." Le succès du premier épisode des Segpa, qui cumule depuis juin 2016 7,7 millions de vues, le confirme dans cette voie. Il apprend le métier sur le tas. "Vivre de sa passion, ce n'est pas donné à tout le monde. Il faut profiter."

Souvent décriés, la websérie et les films Les Segpa sont pour eux des "films tendres" qui "démontent des caricatures", précise Ali Bougheraba. "Avec mes frères, on a imaginé ces films comme des Disney. Personne ne fume, personne ne boit, ils ne volent pas. On veut que tout le monde puisse voir ces films sans avoir honte avec sa grand-mère. Tout ça sans se dénaturer: les jeunes sont speed, ils sont frais, ils sont fashion sans pour autant insulter des mères toutes les secondes."

La présence au générique des Segpa de Cyril Hanouna, un "bon ami" de leur producteur Jean-Rachid Kallouche, a suscité de nombreuses réactions négatives. "Je ne vous cache pas qu'il a soutenu mes frères quand ils ont fait la web-série. Il a cru au projet dès le départ. Il voulait produire le film mais mes frères avaient déjà signé avec d'autres personnes", révèle Ali Bougheraba. Selon lui, l'implication sur le projet de l'animateur vedette de TPMP n'a "rien à voir" avec "l'artistique".

Résonner à l'international

Au-delà des attaques sur la participation de Cyril Hanouna au film, c'est le regard souvent condescendant de la presse sur les débordements survenus lors des avants-premières qui a heurté la fratrie. "On parle de huit séances sur 10.500!", dénonce Ali Bougheraba. "Pour Creed 3, personne n'en parle. Parce que ça s'appelle Les Segpa, tout de suite, on nous incrimine." "Ça arrive tout le temps", complète Hakim Bougheraba. "Taxi, dans ma jeunesse, c'était pareil. C'était un carnage dans les salles."

Le succès aidant, ils envisagent l'avenir de manière "radieuse". "Aujourd'hui, en cinéma comme en théâtre, quand je propose quelque chose, on me lit. C'est un privilège. Il y a des portes qu'on n'est plus obligé de défoncer", souligne Ali Bougheraba. Ce succès leur permet "de pouvoir enfin créer à la hauteur de (leur) imagination": "Pendant des années, la France a influencé le monde. Aujourd'hui, on ne rayonne plus, on est trop timide. Ça me saoule de voir des séries américaines resucées sur TF1."

La comédie qu'il s'apprête à réaliser en Inde avec Redouane, Délocalisé, est pour lui "une étape". "Je n'ai pas encore les moyens de réaliser le film qui me plaît", admet-il. "Mais j'ai des ambitions encore plus grandes en termes de cinéma. J'espère un jour faire un film français qui résonne à l'international. Il faut redonner la place à la France dans le cinéma mondial", insiste ce fan de Spielberg et des films de cape et d'épée avec Jean Marais et Bourvil.

Bientôt "Les Segpa 3"

Pendant ce temps, le reste de la fratrie continue de s'activer. Hakim met en scène Ichem dans Sous écrou, d'après leur autre web-série à succès. Le réalisateur espère sortir Sous écrou "fin décembre 2024 ou début janvier 2025". "Les spectateurs verront l'argent à l'écran", promet-il. "C'est une comédie d'action. Ils ne seront pas déçus. Il y aura des surprises au casting, comme dans Les Segpa."

Alors qu'Ichem commence à se faire une place dans le cinéma français (après Pourris gâtés, on l'a vu dans Nouveaux riches sur Netflix), son défi va être "d'agrandir sa palette de jeu", prévient Ali Bougheraba. Pour Délocalisé comme pour Sous écrou, les Bougheraba bénéficient du plus important budget de leur carrière. "On a le double de ce qu'on a eu pour Les Segpa au ski." Ils tournent au printemps.

Ils réfléchissent déjà à la suite "On n'arrête pas. On a écrit une dizaine de scénarios", complète Ali, qui a fait ses armes sur C'est tout pour moi de Nawell Madani. "Certains sont en développement, d'autres en attente." Les séances de travail sont impitoyables, assure Hakim, qui cite comme influences narratives la BD (La Caste des méta-barons) et le manga (Hunter x Hunter). "Lorsqu'on bosse ensemble, on est très, très dur les uns envers les autres. On ne prend pas de pincette. On se tire vers le haut."

Le troisième volet des Segpa "arrive", promet enfin Ali Bougheraba: "On nous tanne pour le faire pour l'année prochaine mais ça ne sera pas pour tout de suite. Une chose est sûre: à part Ichem, personne ne sera dans le milieu de l'éducation. Il est devenu prof (à la fin du deuxième film, NDLR) et les autres auront des tafs. Ça va devenir comme Les Charlots." Leur ambition est désormais simple, résume Hakim Bougheraba: "Faire le cinéma qu'on aurait aimé regarder et faire des bons films que les gens kiffent."

Article original publié sur BFMTV.com