« Saint Omer » d’Alice Diop est né d’une obsession pour ce fait divers, voici pourquoi

Photo
SRAB FILMS ARTE FRANCE CINÉMA 2022

CINÉMA - Alice Diop le dit : ses films naissent tous d’une obsession. Et ce n’est pas sa première fiction Saint Omer, qui sort en salles ce mercredi 23 novembre, qui risque de déroger à la règle.

« Ça vient toujours de quelque chose qui percute une histoire intime parfois longtemps indicible », souffle, dans les notes de production, la documentariste française (Nous, Vers la tendresse). Prix du premier film et du Grand prix du jury à la dernière Mostra de Venise, Saint Omer est en lice pour représenter la France aux Oscars.

Le film n’aurait pas vu le jour sans l’existence d’une photo bien précise, publiée dans les pages du Monde, en 2015. Il s’agit d’une image en noir et blanc. Elle a été prise par une caméra de surveillance à Gare du Nord, à Paris. On y voit une femme noire pousser un bébé métis emmitouflé dans sa poussette. Quand elle découvre le cliché, Alice Diop n’a qu’une chose en tête : cette femme « est sénégalaise ».

Cette femme, c’est Fabienne Kabou. Retrouvée par la police après avoir abandonné cette même poussette, quelques jours plus tôt, dans des arbustes à Berck-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, elle a reconnu avoir tué l’enfant, le sien, qui se trouvait avec elle sur la photo. Fabienne Kabou a volontairement laissé sa fille, Adélaïde, se faire engloutir par la montée des eaux en la laissant, seule, sur la plage. Elle avait 15 mois.

Découvrez ci-dessous la bande-annonce de Saint Omer :

Fille de parents sénégalais, Alice Diop constate qu’elle a le même âge que Fabienne Kabou au moment des faits. « Commence alors une obsession pour cette femme. Je n’en parle à personne, mais je suis l’enquête quasiment heure par heure, puisque tous les journaux parlent de ce bébé », raconte la cinéaste, toujours dans les notes de production.

« Quelque chose ne colle pas »

Le procès de ce fait divers s’est tenu en juin 2016. Il a fait beaucoup de bruit. D’abord, parce que les infanticides sont très médiatisés.

Aussi, parce que la personnalité de Fabienne Kabou a beaucoup dérouté. Dotée d’un QI exceptionnel, elle est tout de suite présentée comme une intellectuelle. Mais voilà, celle-ci admet rapidement à la barre avoir été « ensorcelée ». Plus tard, on apprend que Fabienne Kabou ne préparait en fait pas de thèse en philosophie. Elle n’a pas été diplômée. De plus, sa fille n’a jamais été déclarée. Elle est née clandestinement dans l’atelier de son partenaire.

La réalisatrice ajoute : « Pour moi, quelque chose ne colle pas. Je me demande pourquoi tout le monde insiste sur le fait qu’elle parle extrêmement bien, après tout elle parle comme une universitaire… Dès les premiers mots qui tentent de faire son récit, j’entends tout un impensé, se mettent en place une mécanique connue, une somme de projections de la presse et des médias sur cette femme. »

Une obsession « inavouable »

Ni une ni deux, la cinéaste prend le train pour Saint Omer, où se tient le procès. Alice Diop n’en parle à personne. « Je ne m’explique pas cet acte fou qui consiste à aller au procès d’une femme qui a tué son bébé métis de quinze mois, alors même que je suis également la jeune mère d’un enfant métisse », raconte-t-elle.

Ce récit, c’est celui de son film. Saint Omer suit une jeune romancière enceinte du nom de Rama (Kayije Kagame) qui, un beau jour, décide d’assister au procès d’une certaine Laurence Coly (Guslagie Malanda), accusée d’avoir tué sa fille de quinze mois en l’abandonnant à la marée montante sur une plage du nord de la France. Le procès va bousculer ses perspectives initiales.

Photo
SRAB FILMS ARTE FRANCE CINÉMA 2022

« Comme le personnage de Rama au début du film, je traverse la ville de la gare jusqu’à l’hôtel, poursuit Alice Diop. En marchant, je sens des regards sur moi, des gens à la fenêtre me dévisagent. [...] Je me sens en danger parce qu’en voyant quel type de blancs me regarde, je comprends que je suis le miroir de leur déclassement. Je suis une femme noire, habillée comme une Parisienne, qui traîne une valise, et qui est là, dans cette ville dévastée, exposée à ces blancs déclassés… »

Travailler la question de la maternité

Dans sa chambre d’hôtel, Alice Diop est hantée par la présence de Fabienne Kabou. Elle sent qu’elle est face à son « point limite », elle sent qu’une part d’elle-même lui fait peur, son « obsession inavouable pour cette histoire ».

Son obsession ne trahit pas le propos du film. Plans fixes, monologues, séquences d’écoute (et notamment du plaidoyer final de la défense). Le déroulement du procès est respecté à la lettre. Et pour cause, « le personnage principal du film, c’est le spectateur, qui est amené à vivre une expérience dans un procès d’assises »« la question centrale est la maternité, le mystère » de l’accusée, explique Alice Diop à l’AFP.

Ce qu’elle veut, c’est dire « de quelles mères on est fait, de quel bagage, de quel héritage, de quelles douleurs ». « À partir de quel silence, du néant de l’exil, leur exil, le néant de la vie de nos mères, le néant de leurs larmes, le néant de leur violence, on a tenté de composer nos propres vies », poursuit-elle. L’idée ? Interroger notre propre jugement et « travailler la question de la maternité à partir de nos propres vies ». Ne vous attendez pas à découvrir la décision de justice à la fin du film. Libre à vous de vous en faire votre propre idée.

À voir également sur Le HuffPost :

Lire aussi