A la recherche de la perle du désert

DE TRIPOLI
Pour atteindre l’oasis de Ghadamès depuis Tripoli, il faut compter huit heures sur une route asphaltée longue de 640 kilomètres. Le voyage pourrait être bien plus court si les automobilistes libyens ne passaient pas leur temps à essayer de se rentrer les uns dans les autres. Partout en Libye, cette agressivité dans la conduite s’accompagne cependant d’une gentillesse extrême et d’une grande douceur dans les rapports humains : jamais je n’ai vu de chauffeurs s’insulter. La gentillesse des Libyens et leur discrète politesse sont si diffuses qu’au début les visiteurs sont frappés et en arrivent à penser qu’ils se sont trompés de pays. Les Libyens ne s’attroupent pas autour des étrangers, ne font pas l’aumône et ne réclament pas de bakchich. Ils ne sont pas énervants comme les Marocains, chez qui la chasse au touriste devient un véritable cauchemar. En Libye, il n’est pas rare qu’on vous salue en anglais, surtout les jeunes ; le plus souvent, les gens vous croisent ou vous dépassent sans vous jeter le moindre regard et sans même en avoir le désir. Dans les boutiques, les affaires ne se font pas selon la mise en scène moyen-orientale. Les marchands n’ont pas l’air du tout intéressés de vous vendre quoi que ce soit et ils ne songent surtout pas à vous harceler. Ni d’ailleurs à vous faire de ristourne. A Tripoli et ailleurs, les femmes européennes, pour peu qu’elles soient vêtues décemment, peuvent circuler en toute sécurité sans que personne ne les ennuie, ni ne fasse de commentaires.
Au bout de quelques jours passés dans ce pays, la réserve des Libyens prend un autre visage. La route entre Tripoli et Ghadamès est parsemée d’inutiles barrages de police : dans des guérites crasseuses entourées d’ordures et de vieilles tôles veillent des soldats à la barbe longue et aux yeux cernés de sommeil. Ici, les soldats ne manifestent pas l’envie de bavarder un peu et ne vous demandent même pas une cigarette avant de vous laisser passer. Les militaires qui vous demandent d’ouvrir votre coffre fuient sans cesse votre regard et ne répondent pas à vos questions. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps que l’on réalise que leur gentillesse cache également un mélange de timidité et d’incapacité - ou de difficulté - à nouer des relations avec des gens qui ne sont pas restés, comme eux, isolés et coupés complètement du monde extérieur pendant trente ans. Ce comportement est évident où que l’on aille, mais surtout dans les hôtels où le contact entre le touriste et l’employé provoque parfois le fou rire : on a l’impression que, derrière le guichet de la réception, toute une foule de personnes est là, sans savoir que faire ; ils ont toujours l’air très étonnés, voire ébahis, lorsqu’on leur demande les choses les plus élémentaires comme changer les draps de la chambre qui ont manifestement déjà servi à de nombreux hôtes précédents.
Seuls les vieux qui ont connu l’occupation italienne savent faire preuve d’une plus grande vivacité. Et il est même émouvant de voir ces hommes, qui ont subi les pires atrocités pendant la colonisation, adresser la parole avec une sympathie évidente, ou du moins sans ressentiment, dans un italien efficace et rustique, à un nombre croissant de touristes qui visitent la Libye sans rien savoir de l’histoire coloniale. Les visiteurs, nourris du mythe des “italiani brava gente” [“ces braves Italiens”], voient derrière cette sympathie une reconnaissance de la particularité de l’Italie par rapport aux autres puissances coloniales. Et pourtant, le film Le Lion du désert, qui raconte l’histoire d’Omar al-Mukhtar, l’un des chefs de la résistance libyenne condamné à la pendaison par le général Graziani [c’est lui qui acheva la conquête de la Libye à la fin des années 30 et qui devint gouverneur général de la Libye en 1940], film à grand spectacle interprété par Anthony Quinn et financé par Muammar Kadhafi, fut officiellement interdit en Italie au moment de sa sortie mondiale. Ce film, sans être un chef-d’oeuvre, était sans doute en deçà de la vérité historique et aurait certainement pu aller bien plus loin dans la dénonciation de la cruauté des généraux italiens. Et ce n’est qu’en 1998 que l’Italie a exprimé ses regrets pour les souffrances causées par la colonisation au peuple libyen.
On dit que l’oasis de Ghadamès produit des dattes extraordinaires. Dans tous les pays du nord de l’Afrique où je suis passé, de l’oasis de Siouah [dans l’ouest de l’Egypte] à celle de Koufra [dans le Sud libyen], on m’a vanté la qualité de ces fruits dont il existe, dit-on, plus de cent variétés. Sans doute parce qu’ils représentent la seule marchandise exportable, bien que, dans les oasis, on cultive également des grenades, des figues, des oranges jaunes à la chair sucrée et même du raisin.
Ghadamès, splendide vieille cité, est le reflet exact de ce que l’on décrit comme “la perle du désert” : un labyrinthe de galeries couvertes blanchies à la chaux, de venelles étroites et tortueuses encadrées d’arcs et de pilastres, capable de donner un maximum d’ombre protectrice. Les murs et les voûtes sont décorés de mains de Fatima et d’autres signes indéchiffrables ; au plafond, des ouvertures semblables à des cheminées laissent passer une lumière aveuglante, tandis qu’il suffit de descendre de quelques mètres pour trouver de l’eau, transportée par un minutieux système d’irrigation. Pourtant, cette vieille cité, protégée par l’UNESCO, est une ville morte : tous ses habitants se sont déplacés dans la périphérie, dans des maisons modernes construites par Khadafi, où ils paient un loyer dérisoire ou n’en paient pas du tout. Ils reviennent dans la vieille ville l’été pour prendre le frais et, tous les jours, quelle que soit la saison, pour se rendre à la mosquée ou pour se rencontrer sur la petite place du marché, pâle reflet du souk d’antan. Au milieu du XIVe siècle, le grand voyageur arabo-maghrébin Ibn Batuta traversa le Sahara avec une caravane qui venait du Mali et transportait 500 jeunes filles noires destinées à être vendues sur le marché de Ghadamès. Il s’agit de la plus ancienne mention que l’on connaisse du trafic d’esclaves entre le sud et le nord du grand désert.
Pour rejoindre la région du Fezzan, dans le Sud libyen, il faut emprunter un itinéraire différent et plus aventureux que le trajet Ghadamès - Ghat : le voyage coupe le hamada [plateau, désert de pierres] el-Hamra et l’erg [désert de sable] d’Awbari, l’un des plus spectaculaires du Sahara. Il n’y a pas un seul hôtel de la chaîne Shéhérazade à l’horizon. Aussi faut-il dormir sous la tente et se fier à un guide targui expérimenté, à de bons chauffeurs et aux extraordinaires 4x4 Toyota. En traversant ce désert caillouteux, je m’amuse à chercher parmi les pierres les modèles dont se sont inspirés certains des grands maîtres de l’art contemporain.
Par endroits, le hamada semble s’étendre à perte de vue, et ce paysage plat et sans fin n’est interrompu, parfois, que par une fêlure naturelle : un oued, le lit sec et fossile d’un ancien torrent, autrefois rempli d’eau, lorsque ces landes étaient recouvertes partiellement de végétation. Chaque fois que je me retrouve devant un oued, je ne peux m’empêcher de penser à ce voyageur anglais à qui l’on avait demandé ses impressions du désert et qui avait répondu : “Un foutu oued après l’autre.”
Au deuxième jour de notre traversée, les grandes dunes paisibles de l’erg d’Awbari viennent à notre rencontre et se succèdent comme des vagues. La couleur du sable change en permanence, passant de l’ocre pâle à l’orangé. Certains jours nuageux, elle tend au gris perle et reprend ensuite sa vivacité lorsque la lueur du crépuscule déforme toutes choses de sa lumière mêlant l’ivoire, le cramoisi et le violet. Le phénomène du “sable qui chante”, dont ont parlé de nombreux explorateurs, dépend lui aussi du soleil et du vent. Dans certaines conditions, les dunes libéreraient un son audible à des kilomètres à la ronde, et on a pu les comparer tour à tour au chant des sirènes, à un orgue, au roulement d’un tambour ou à une gigantesque harpe. D’un geste de la main, le guide targui nous indique la route, sans jamais se tromper, et ce signe de bénédiction quasi apostolique pousse l’automobile dans l’air velouté. La traversée du désert d’Awbari prend fin dans le village du même nom, où l’on retrouve la route asphaltée qui part, d’un côté, vers le nord-est en direction de Sebha, la capitale administrative du Fezzan, [de l’autre, vers le sud-ouest en direction de Ghat] et [à 50 kilomètres du village] vers le sud-est en direction de Mourzouk. C’est à Awbari que notre guide nous quitte et rejoint sa “maisonnette de banlieue”. Avec l’arrivée inattendue du tourisme - l’an dernier, la région a été visitée par 12 000 personnes, une majorité d’Italiens, de Français et d’Allemands -, de nombreux Touareg se sont faits guides, chauffeurs ou accompagnateurs de groupes. A l’intérieur des frontières libyennes, ils sont environ 20 000 ; ils ne portent pas tous le chèche indigo, mais ils continuent, pendant leurs haltes dans le désert, à célébrer le rite du thé, accroupis devant le feu. Leur thé saharien est un concentré de théine et de sucre, boisson idéale du temps des guerriers du désert, mais qui, aujourd’hui, empêche de dormir ceux qui n’y sont pas habitués.
Quelques jours auparavant, j’avais acheté sur le marché de Tripoli une médaille portant sur une face de longues inscriptions en arabe et le profil de Khadafi et, sur l’autre, le célèbre fort de Sebha. On m’a expliqué que les inscriptions faisaient allusion au fait que Khadafi avait étudié à Sebha et que c’est ici que l’idée de la révolution avait dû germer dans un climat de manifestations estudiantines. Le petit fort abrite toujours une garnison militaire, et on m’a défendu de photographier l’édifice. Toutes les petites villes libyennes sont très mal entretenues, et Mourzouk n’échappe pas à la règle. A peine construites, les routes sont déjà défoncées, les dalles des trottoirs arrachées, les carcasses des voitures abandonnées sur des terrains vagues où le vent a ramené des déchets de toute la région. Mais les Libyens ne sont pas pauvres : ici, on ne trouve ni cabanes, ni taudis, ni bidonvilles, comme dans tous les autres pays du Moyen-Orient ou du Maghreb. Les gens ne meurent pas de faim, et le régime a investi énormément dans la construction. On voit partout des arcs et des ogives mauresques : une véritable obsession pour les formes islamiques, splendides dans l’architecture musulmane traditionnelle, mais désastreuses lorsqu’elles sont reproduites dans des matériaux modernes pour des hôtels de troisième catégorie.
Des montagnes d’ordures côtoient des bâtiments neufs, en partie peints en vert - la couleur de l’islam et de la révolution libyenne - avec leurs inévitables portes en fer. Dans les maisons construites tout récemment, la plomberie ne fonctionne déjà plus depuis plusieurs mois, les murs s’effritent et suintent l’humidité. Même dans le plus lointain des déserts, autour des puits on trouve des morceaux de ferraille et de tôle rouillée, des tas de boîtes de conserves. Il ne viendrait jamais à l’idée de personne de nettoyer ces lieux.
Il n’y a pratiquement rien à voir à Mourzouk, si ce n’est le joli petit fort turc qu’on restaure lentement, mais qui n’a plus aujourd’hui de valeur militaire. Ce fort était le point de départ et d’arrivée des plus importantes caravanes qui traversaient le Sahara pour rejoindre Tripoli, le port méditerranéen qui contrôlait la plus grande partie du trafic. De nombreuses pistes avaient été créées pour pénétrer dans l’Afrique noire. Parmi les trois plus importantes et les plus centrales, la première passait par les oasis de Mourzouk et de Bilma [aujourd’hui au Niger] et menait au lac Tchad et aux plaines de Borno [aujourd’hui dans l’Etat nigérian du Borno] ; la seconde allait de Ghadamès à Agadez [aujourd’hui au Niger] en passant par Ghat : c’était la voie royale et la plus fréquentée pour aller à Tombouctou [aujourd’hui au Mali] ; enfin, la troisième partait de Ghadamès, traversait In-Salah [Sud algérien] et les canyons du massif du Hoggar, pour atteindre également Tombouctou. Le Sahara a toujours été une région très salubre. Les seules maladies qui y proliféraient étaient les ophtalmies, les rhumatismes et la syphilis, et, à Mourzouk, le paludisme. Les Touareg, réputés pour leur longévité, atteignaient et dépassaient même souvent les 80 ans à une époque où l’on mourait en moyenne à l’âge de 50 ans. Les Arabes disaient : “Un homme peut vivre toute sa vie dans le désert, sauf s’il est tué par les Touareg.”

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