"On a reçu beaucoup d'amour": pourquoi les prides LGBT+ essaiment hors des grandes villes

"De ma vie, 23 ans dont 18 ans à Agen, je n'avais jamais vu autant d'hommes maquillés, de drags, de filles habillées en couleur et de queers dans les rues de ma ville", témoigne Alice Dubernet, co-organisatrice de la première marche des fiertés d'Agen, "mais surtout la première du Lot-et-Garonne". Le 13 mai 2023, 1100 personnes ont défilé selon les forces de l'ordre, dans une ville qui compte 35.000 habitants.

"On l'attendait depuis longtemps, cette libération dans nos rues rurales", confie cette militante au sein de l'association féministe agenaise La Mèche.

Drapeaux arc-en-ciel, paillettes, parfois des chars... Si Paris a accueilli la première marche officielle en 1981, les marches annuelles des fiertés LGBT+ essaiment depuis quelques années dans des plus petites localités et même dans des villages.

Deux fois plus de prides en trois ans

Au moins 77 "manifestations de fierté LGBT+" ont été organisées en France en 2022, selon le site Pride.fr, qui se base sur les déclarations transmises par les organisateurs. En 2023, 87 événements du même type ont eu lieu ou sont prévus à ce stade. Ce chiffre est en constante augmentation après les 46 événements répertoriés en 2021, année où les manifestations festives étaient encore perturbées par le Covid, ou encore les 33 marches ou rassemblements de 2019, dernière année sans pandémie.

C'est qu'année après année, de plus en plus de villes dites "moyennes" (entre 20.000 et 100.000 habitants selon l'Insee) et des "petites" villes (moins de 20.000 habitants) voient naître leur premier événement LGBT+.

Les motivations des organisateurs sont variées mais certaines reviennent régulièrement: une revendication de droits et de l'égalité ainsi qu'une volonté de montrer que les personnes LGBT+ existent et peuvent s'épanouir en dehors des grandes villes, dans un climat souvent plus bienveillant que les stéréotypes pourraient le laisser croire.

"Il ne se passe jamais rien ici pour les personnes LGBT"

Le jour de la pride d'Agen, "on était comme sur un nuage, il ne se passe jamais rien ici pour les personnes LGBT", partage Romain Amiot, responsable du pôle logistique de l'association Pride 47 et militant au sein l'association Aides, qui lutte contre le VIH et les hépatites virales.

L'idée d'organiser une pride dans cette ville de 32.000 habitants est née de discussions avec d'autres associations comme les branches locales du Planning familial et du Refuge (hébergement temporaire et accompagnement de jeunes LGBT+) dans le Lot-et-Garonne ainsi que l'association féministe agenaise la Mèche.

"D'habitude, on organisait juste un ou deux stands le 17 mai, pour la journée contre l'homophobie, mais on a commencé à avoir des demandes de gens pour faire une vraie pride, alors on s'est dit que c'était le moment de le faire", explique le militant.

"Beaucoup de bénévoles ont pleuré de joie"

Le collectif "Pride 47" est bientôt créé, "pour cibler tout le département", ainsi qu'une communication qui passe par un événement sur Facebook. Au menu de la journée: un village associatif, une marche et une "soirée queer" dans une boîte de nuit animée par la drag queen toulousaine Lova LaDiva, participante de la première édition de l'émission "Drag Race France", produite par France Télévisions.

Quelques jours avant le défilé, environ 200 personnes ont coché le bouton "Je participe" et 400 autres sont "intéressés". La police elle, en prévoit 600. C'est donc plus d'un millier de personnes qui a afflué, "autant que pour une manif contre la réforme des retraites".

"En fin de journée, beaucoup de bénévoles ont pleuré de joie d'avoir réussi à organiser un tel événement", raconte Alice Dubernet.

Le défilé s'est déroulé sans accroc majeur, malgré un dispositif de sécurité sous-dimensionné dû à l'affluence inattendue: seulement quatre policiers. Deux femmes qui s'embrassaient ont néanmoins été filmées par un groupe de jeunes qui leur lançaient des remarques "insistantes" et des militants de l'extrême droite locale "connus des services de police" se sont postés à proximité du passage du cortège "pour regarder et intimider" les manifestants.

"Les participants étaient très éclectiques, avec beaucoup des personnes queer mais aussi beaucoup de familles (...). On a reçu beaucoup d'amour et de bienveillance, même de la part des gens qui nous regardaient mais ne participaient pas", se rappelle Romain Amiot.

Face à cet "engouement", les organisateurs espèrent pouvoir organiser une deuxième édition l'année prochaine. Ils souhaitent notamment un soutien symbolique (drapeau arc-en-ciel sur la mairie ou éclairage multicolore) et financier de la part de la ville, en plus du prêt de tables et chaises assuré cette année.

La municipalité, qui salue auprès de BFMTV.com un événement "très joyeux et bien organisé", répond que la demande est arrivée trop tard cette année, mais que pour une deuxième édition, "pourquoi pas".

Le maire d'Agen, Jean Dionis du Séjour (MoDem), a pourtant défilé en 2012 à Agen avec les opposants au mariage pour tous, en tant que "simple citoyen". En 2013, il regrettait l'adoption de loi permettant le mariage de couples de même sexe, estimant sur son compte Twitter qu'"il y avait un chemin à trouver avec respect du mariage et progression des droits des homosexuels (union civile)". La mairie met aujourd'hui en garde contre "les procès d'intention".

"On est gangréné par le RN et les traditionnalistes"

"Chaque année, on participe à la Pride de Paris ou de Rouen mais à un moment on s'est dit: 'attends mais il n'y rien dans l'Eure?'", relate quant à elle Mélusine*, "la trentaine", militante au sein de l'association féministe Nous Toutes 27. La décision est bientôt prise d'organiser la première marche des fiertés LGBT du département à Vernon, ville de 24.000 habitants à la frontière entre l'Île-de-France et la Normandie, et limitrophe du Giverny de Monet.

"On ne sait pas si on va être 10 ou 100, mais très honnêtement, même à 10 on sera content parce qu'on l'aura fait", expliquait Mélusine avant l'événement.

L'événement a finalement réuni le 10 juin "une bonne centaine de personnes", selon le journal local, Le Démocrate vernonnais. L'expression est la même pour les organisateurs agenais: "C'était génial de voir autant de gens sur cette petite commune, on était sur un nuage", raconte Mélusine. "On a réussi à réunir plusieurs personnes pour créer un collectif LGBT dans le département".

L'organisation se dit "fière de pouvoir montrer à la communauté LGBTQIA+ qu'il y a du monde ici et qu'on ne laissera pas étouffer".

"Vernon est une ville où il y a beaucoup de personnes conservatrices et qui ont du pouvoir", déplorait avant la pride Mélusine, qui raconte la difficulté de tracter sur la place du marché pour faire connaître l'événement: "En cinq minutes, j'ai eu deux personnes qui m'ont dit qu'ils n'aimaient pas les gays". Mélusine rappelle que quatre des cinq députés de l'Eure sont issus du Rassemblement national: "On est gangréné par le RN et les traditionnalistes religieux".

"Et (Sébastien) Lecornu et son équipe sont toujours en place", ajoute-t-elle. En 2021, les électeurs vernonnais ont réélu l'actuel ministre des Armées pour un second mandat à la tête de la mairie. Le ministre a milité contre le mariage pour tous il y a dix ans et se disait en 2015 opposé à la PMA et à la GPA, lorsqu'il était encore membre des Républicains. En 2019, à l'occasion des discussions sur le projet de loi élargissant la PMA porté par son gouvernement et après qu'il a rejoint le parti présidentiel, il se déclarait "favorable à la disposition telle qu’elle sera introduite dans la loi".

Dans ce contexte, "elle est historique déjà cette pride", juge la militante.

De son côté, le maire François Ouzilleau, ex-premier adjoint de Sébastien Lecornu, "tient à saluer l’organisation sur son territoire de la première édition de cet événement" et "le choix de Vernon". "Je l’ai déjà démontré, je ne suis pas un censeur", ajoute-t-il, "je pense bien évidemment à toutes ces femmes et ces hommes qui subissent chaque jour des insultes, des discriminations, des agressions et des humiliations."

"Les chasseurs sont restés faire la fête avec nous"

À l'été 2022, le village de Chenevelles, dans la Vienne, 471 habitants, organisait les premières "Fiertés rurales" de France.

"Être LGBT en zone rurale, ce n'est pas différent d'être LGBT à Paris. La seule différence, c'est qu'on défile sur des tracteurs et pas des chars", résume Antoine Framery, en charge de la communication de l'association.

"Actuellement, les personnes LGBT migrent des petites villes et des campagnes vers les grandes villes, où l’environnement social est perçu comme plus inclusif. Or, les grandes villes ne conviennent pas à toutes les personnes LGBT, certaines aspirant à un mode de vie rural", explique l'association sur son site.

Bilan le 17 juillet: 400 participants aux couleurs de l'arc-en-ciel qui ont marché et se sont parfois hissés sur des camionettes ou des tracteurs.

Parmi eux, le député Renaissance et ancien secrétaire d'État à la Ruralité, Joël Giraud. "Cette année, il pourrait y avoir plusieurs ministres", assure Antoine Framery. Le militant dit être en contact avec les cabinets d'Isabelle Rome, (Égalité femmes/homme et Diversité), de Dominique Faure (Ruralité et Cohésion des territoires) et de Sarah El Haïry (Jeunesse, notamment).

"Il y a eu une image forte: les chasseurs qui sont restés faire la fête avec nous jusqu'à trois heures du matin", se rappelle-t-il.

La campagne, "ce sont des gens bienveillants"

À Chenevelles, la mairie a grandement contribué à l'organisation de l'événement. Le maire Cyril Cibert, qui se dit "homo, marié et assumé", raconte comment le projet est né au cours d'un "apéro" avec un ami, Étienne Desouhlière, devenu président de l'association.

"Il m'a dit 'je ferais bien une pride à Chenevelles'. J'ai dit chiche".

Le maire a joué le rôle de "facilitateur" en mettant à disposition un terrain communal et en faisant jouer ses réseaux, lui qui est aussi président de l'association des maires ruraux de la Vienne et vice-président d'agglomération après avoir siégé onze ans au conseil départemental.

Là encore, les participations étaient hétéroclites: "Il y avait de tous les âges, des 15 ans avec leurs parents, un couple de messieurs retraités, des gens de Bretagne, de Paris, de Marseille de Lyon", se rappelle-t-il.

Les organisateurs sont déjà en pleins préparatifs de la deuxième édition. Principal changement d'organisation par rapport à l'année dernière, la date est reculée de deux semaines. Antoine Framery le justifie: "Ce sera la fin des moissons, les agriculteurs du coin nous ont dit qu'ils auraient plus de temps pour venir."

"Lorsque j'ai fait mon discours l'année dernière, j'ai craqué parce que moi qui ai 50 ans, je n'aurais jamais pensé que ce soit possible de faire ça ici. Nous, on se cachait", se confie Cyril Cibert, qui martèle que "la campagne, ce ne sont pas des racistes ou des homophobes, ce sont des gens bienveillants".

Une affirmation qu'approuve Colin Giraud, maître de conférence en sociologie à l'université Paris-Nanterre et spécialisé dans la recherche sur les modes de vie gays en milieux ruraux et périurbains: "L'homophobie qu'on attendrait ou qu'on pourrait craindre ne se manifeste pas de façon spectaculaire dans les zones rurales et il n'y en a pas plus dans les petites villes, c'est même le contraire."

SOS Homophobie a néanmoins récemment alerté sur la hausse "préoccupante" des agressions physiques contre les personnes LGBT+ en France. Dans son rapport annuel paru en mai 2023, l'association s'est inquiétée du fait que ces agressions avaient augmenté de 28% entre 2021 et 2022.

L'attaque du centre LGBT+ de Tours, visé par un jet d'engin explosif le 22 mai, montre que les violences existent également en dehors des grandes métropoles. À Arras, Nantes ou la Réunion, les dégradations et les tentatives d'intimidation à l'encontre de ces lieux d'accueil se sont multipliées ces derniers mois.

Pourquoi cette multiplication des prides maintenant?

"Historiquement, les gays étaient attirés par les grandes villes. Ils fuyaient les plus petites communes pour trois raisons: la peur d'être identifiés, la difficulté d'avoir des amis et la grande difficulté d'avoir des amants", relate Frédéric Martel, sociologue, journaliste et auteur de Fiertés et préjugés: la révolution gay, qui retrace notamment l'histoire du mouvement gay.

Il estime qu'en une cinquantaine d'années, le stigmate s'est inversé: "Il est aujourd'hui mieux accepté socialement d'être gay-friendly ou gay pour des commerces, des bars ou des personnalités politiques, que d'être homophobe. On est passé de la pénalisation de l'homosexualité à celle de l'homophobie".

Pour Colin Giraud, il y a trois hypothèses qui peuvent expliquer cette multiplication des premières prides dans des zones périphériques aux grandes villes voire rurales.

"Il y a d'abord un besoin croissant de visibilité pour les populations LGBT qui vivaient déjà là. Il y a aussi un regroupement de gens qui ne sont pas des habitants récents ou récurrents, et qui ont des attaches dans les grandes villes où ces marches ont lieu depuis plus longtemps". Le chercheur ajoute qu'on assiste enfin à une attraction plus importante des milieux plus ruraux, depuis plusieurs années et notamment depuis la crise du Covid: "Ce désamour des grandes villes touche aussi les populations LGBT."

*Le prénom a été changé à la demande de l'intéressée

Article original publié sur BFMTV.com