Réseau pédocriminel, Gabriel Matzneff: qu'est-ce que l'affaire "des hommes de la rue du Bac" à Paris?

"C’est bon, je suis en sécurité, je peux enfin raconter." Le jeudi 14 décembre 2023, Inès Chatin se présente devant l’Office des mineurs pour déposer plainte. Aujourd’hui âgée de 50 ans, elle dénonce des sévices sexuels imposés durant son enfance par des intellectuels connus dans le Paris des années 70-80, dont Gabriel Matzneff. L’affaire dite "des hommes de la rue du Bac" a été révélée par le journal Libération dans une longue enquête publiée en intégralité le samedi 22 juin.

Dans cette enquête, qui se décline en six volets, Inès Chatin témoigne d’une enfance volée, dénonçant des viols et sévices sexuels qui auraient été commis entre ses quatre et ses 13 ans par un groupe d’hommes proches de son père adoptif, Jean-François Lemaire, "un médecin fasciné par le pouvoir et les sociétés secrètes" relate Libération.

En octobre dernier, Inès Chatin a sollicité une audition auprès du parquet de Paris pour dénoncer ces sévices sexuels imposés, révélait RMC. Une enquête préliminaire a été ouverte dès le 23 octobre, malgré la prescription. Ces crimes se seraient déroulés, pour la majorité d’entre eux, au domicile familial. Un appartement situé rue du Bac dans le 7e arrondissement de Paris.

"La bande"

Au 97, de ladite rue, plusieurs hommes auraient participé, selon Inès Chatin, à ce qu’elle qualifie, devant l’Office des mineurs, de "jeux" sexuels sordides, relate Libération: Claude Imbert, le fondateur du Point, Jean-François Revel, écrivain et académicien, François Gibault, un avocat, Gabriel Matzneff et Jean-François Lemaire, son père adoptif.

Ce groupe, le père adoptif d’Inès Chatin l’appelait "la bande" selon nos confrères. Deux victimes auraient déjà été identifiées: Inès Chatin et son frère, lui aussi adopté. Il ne souhaite pas, à ce stade, se lancer dans la procédure juridique engagée par sa sœur. Il a néanmoins authentifié le témoignage de celle-ci qui a également livré les prénoms d’autres enfants qui, selon elle, auraient enduré les mêmes faits à l’époque, en contresignant son récit, rapportaient RMC.

Inès Chatin évoque des séances, de 1977 à 1980, au cours desquelles, plusieurs enfants auraient enduré des pénétrations avec des objets métalliques avec pour seul mot d’ordre de ne jamais crier sa douleur.

"Ils apportaient des objets comme s’il y avait des soirées à thème [...] ils les utilisaient pour tester la résistance à la douleur de nos endroits intimes", rapporte Inès Chatin à Libération.

Un objet incarne "la quintessence de la soumission" pour Inès Chatin: un coupe-papier. Un accessoire où des femmes nues sont représentées. En séance, ces hommes "avaient le visage masqué" et portaient "une sorte de cape ou de manteau" lors des faits dénoncés, confie Inès Chatin à Libération.

Dans leur enquête, nos confrères évoquent deux événements distincts. D’un côté, ceux qui auraient été commis par un groupe d’hommes sur plusieurs enfants simultanément. De l’autre, les viols qui aurait été commis sur Inès Chatin par Gabriel Matzneff et Claude Imbert.

Auprès de Libération, elle accuse Gabriel Matzneff, déjà accusé de pédophilie par Vanessa Springora dans son livre Le Consentement, de viols qui auraient eu lieu à l’hôtel du Pont Royal et "dans l’entre-deux-portes liant l’entrée à la salle à manger" dans l’appartement familial, rue du Bac, relate Libération. Claude Imbert, aussi, aurait violé Inès Chatin dans ce même logement ainsi que dans sa maison de campagne située à Perroy (Suisse).

Une "boisson blanchâtre" à boire

Les premiers crimes auraient débuté en 1977 dans un appartement rue de Varenne. "Cet appartement n’était pas meublé comme un lieu de vie [...] certaines fois, on nous emmenait après l’école. Il y avait un temps avant l'arrivée des hommes. Parfois, les hommes étaient déjà là. Zazelle (Ndlr; sa "nurse") nous emmenait là-bas, elle nous laissait", explique-t-elle à Libération.

Elle affirme aussi avoir été contrainte de boire une "boisson blanchâtre". Elle "donnait une impression d’ivresse, comme si on flottait mais surtout, ça faisait mal au cœur", confie-t-elle à nos confrères. Inès Chatin rapporte de nouvelles pratiques dans les années 80 avec des "présentations" aux hommes invités rue du Bac après les "dîners du lundi".

Inès Chatin fait aussi état de photos pédopornographiques prises dans la cuisine de l’appartement du 97, rue du Bac. L’un de ces clichés a notamment fini à la Une de l’édition du 11 février 1982 d’Impact Médecin, un magazine médical dont son père adoptif était le rédacteur en chef, dévoile Libération.

Fin 2020, Inès Chatin confronte son père adoptif, aujourd'hui mort, depuis son Ehpad de Boulogne-Billancourt. Des échanges qu’elle a enregistrés et auxquels Libération a eu accès. Dans ces conversations, l’homme relativise la pédocriminalité, un sujet abordé après qu’elle lui a offert le livre Le Consentement.

"Si l’adolescent sait qu’il se soumet à des règles condamnées par la société, finalement qui apportent une certaine jouissance, euh pourquoi pas", lance Jean-François Lemaire.

Au cours d’un autre échange, Inès Chatin lui demande s’il s’agit "d’une forme d’amour". "Ah.. si elle va jusqu’aux actes répétés, il n’y a aucun problème, c’est une preuve d’amour."

Dans ces discussions, le père adoptif de Bérénice admet à demi-mots ses penchants pédophiles: "Si tu lis la littérature grecque de l’antiquité, ce n’est qu’un éloge de l’enfant", indiquait RMC après avoir eu accès à un des audios. Il admet aussi ceux de son ami Gabriel Matzneff.

Inès Chatin fait aussi part à Libération d'irrégularités dans le processus de son adoption. Il fait par ailleurs partie intégrante de la plainte déposée par la plaignante, précisent nos confrères qui révèlent que l'avocat François Gibault figure sur une copie du jugement d'adoption, datée de mars 2000.

"S'en prendre à des enfants est inqualifiable"

Aujourd'hui, son père adoptif, Claude Imbert et Jean-François Revel sont morts. Des autres hommes, elle explique au journal que d’aller "en prison n’aurait plus aucun sens. Je veux que la justice les confronte à la gravité de leurs actes. S’en prendre à des enfants est inqualifiable".

Interrogé par Libération, François Gibault conteste les faits et affirme dans une lettre “n’avoir jamais assisté au moindre acte criminel, et n’aurait pas manqué, si cela avait été le cas, d’y mettre un terme et de les dénoncer immédiatement aux autorités.” Gabriel Matzneff, lui, n’a pas donné suite aux sollicitations de Libération. La famille de Claude Imbert a réagit par la voix de son fils, avocat après la mise en ligne de l’enquête. “Il va de soi que je puis qu’ajouter que si les faits rapportés sont exacts, ce dont je persiste à vouloir douter, j’en suis accablé et évidemment profondément désolé pour Inès, ne me doutant pas une seconde de l’éventualité que mon père, comme ceux que je connaissais parmi les personnes citées, puissent s’égarer dans de tels comportements aussi abjects qu’inadmissibles.”

Les enfants de Jean-François Revel, eux, ont partagé leur "choc immense" aux journalistes. "Face à la gravité des accusations portées, nous souhaitons que la justice qui a été saisie puisse établir ce qu’il s’est réellement passé, quand bien même ces faits remonteraient à plus de 40 ans et impliqueraient de nombreuses personnes pour beaucoup disparues. C’est l’attente de la victime qui a déposé plainte et dont nous doutons d’aucune manière de la sincérité et de la douleur. C’est aussi notre attente, car ces accusations nous plongent dans une incrédulité d’autant plus profonde, qu’elles concernent un homme, notre père, dont tout ce que nous savons de sa personnalité comme de son comportement tout au long de sa vie, se situe aux antipodes des actes monstrueux qui lui sont prêtés."

Article original publié sur BFMTV.com