Dans une réserve nigériane, l'échec de la cohabitation entre éleveurs et agriculteurs

Un berger à Gwagwalada , au Nigéria, le 4 juin 2024 (Kola Sulaimon)
Un berger à Gwagwalada , au Nigéria, le 4 juin 2024 (Kola Sulaimon)

Dans le centre du Nigeria, Suleiman Ahmed souffre encore de l'attaque à la machette dont il a été victime. C'était il y a dix ans, mais le traumatisme reste vif, à l'instar des tensions opposant dans sa région les éleveurs nomades aux agriculteurs sédentaires.

Lorsqu'il s'est installé dans la réserve de Paikon Kore, toute proche de la capitale Abuja, créée par le gouvernement pour procurer des pâturages aux éleveurs, M. Ahmed pensait être en sécurité.

Cet éleveur peul s'est au contraire retrouvé au centre d'un conflit séculaire. "Si j'avais su, je ne serais jamais venu ici", confie-t-il à l'AFP en serrant son poignet atrophié.

Dans de nombreuses zones d'Afrique de l'Ouest, éleveurs et agriculteurs se disputent l'accès aux terres fertiles et à l'eau, un conflit accentué par la pression du changement climatique et la raréfaction des ressources.

Au Nigeria, qui compte plus de 300 groupes ethniques, les flambées de violence intercommunautaire ou ethnique attisent aussi les tensions.

Pour tenter de ramener la paix, les autorités nigérianes ont constitué une dizaine de réserves dans lesquelles des terres sont attribuées aux éleveurs, afin d'empêcher leurs troupeaux de piétiner les cultures des agriculteurs et d'errer dans les villages.

Mais dans la réserve de 9.000 hectares de Paikon Kore, éleveurs comme agriculteurs témoignent auprès de l'AFP de la poursuite des violences.

- "Ma vie est brisée"-

Les agriculteurs affirment que leurs terres arables leur ont été confisquées et que le bétail saccage leurs cultures. Les éleveurs rétorquent que les fermiers rognent sur leurs terres et empoisonnent leurs bêtes.

Les tensions se sont exacerbées dernièrement et Suleiman Ahmed, 65 ans, craint qu'un "conflit éclate demain".

Installer dans la réserve en 2007, il affirme avoir été attaqué en 2014 par un groupe de fermiers qui avait tué cinq autres éleveurs dans le marché du village, et l'ont laissé gravement blessé, dans l'incapacité de s'occuper de son troupeau.

"Ma blessure est guérie, mais mon cœur est toujours blessé", confie l'éleveur qui a dû interrompre la scolarité de deux de ses enfants faute de revenus.

Les agriculteurs portent eux aussi les stigmates de la dispute.

Abdulrahman Ibrahim, 33 ans, montre des cicatrices de machette sur son bras et raconte avoir été coupé jusqu'à l'os par des éleveurs lors d'une attaque dans sa ferme il y a dix ans.

Aujourd'hui, les deux communautés font part d'affrontements quotidiens au sujet des terres de la réserve, et certains habitants, qui ne sont dans aucun camp, se retrouvent pris en tenaille.

"C'est dangereux parce qu'on ne sait pas vraiment ce qui va se passer d'une minute à l'autre", explique Dooyum Dealam, une employée de laiterie âgée de 33 ans.

"Peu importe qui vous êtes ou d'où vous venez", déplore-t-elle.

Les affrontements entre éleveurs et agriculteurs ont fait 7.000 morts au Nigeria entre 2014 et 2019, selon un rapport publié cette année-là par l'ONG Mercy Corps.

Ce conflit s'ajoute aux nombreux défis sécuritaires du Nigeria et s'intensifie avec la croissance rapide de la population et les pressions climatiques.

"Cela ne peut plus durer", s'agace Kabo Mamman, le chef de la communauté des agriculteurs. "La seule solution est que le gouvernement intervienne", réclame-t-il.

- "Nous prions" -

"Avant il n'y avait pas de problème, mais maintenant il n'y a plus assez de place", affirme de son côté Abubakar Musa, 75 ans, chef de la communauté des éleveurs de Paikon Kore.

Pour lui, la solution est à portée de main: le gouvernement devrait rémunérer les agriculteurs créant des espaces de pâturage sur leurs propriétés.

Selon plusieurs personnes rencontrées par l'AFP, les gouvernements successifs ne se sont pas assurés que les terres de la réserve étaient adaptées au projet de cohabitation, et les agriculteurs n'ont jamais obtenu de compensation financière.

Adamu Lawal Toro, de l'association d'éleveurs Miyetti Allah, accuse les autorités de laisser le problème "mijoter jusqu'à ce qu'il explose".

Sollicités par l'AFP, la présidence nigériane et le ministère du territoire d'Abuja n'ont pas donné suite.

"Le gouvernement n'a pas fait ce qu'il était censé faire", déplore Suleiman Ahmed. "La vie ici est très dangereuse, nous prions pour que les choses s'améliorent. Nous prions", conclut-il.

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