Pourquoi les actions coups de poing des agriculteurs sont traitées avec indulgence par les politiques

La colère des agriculteurs est pour l'instant regardée avec mansuétude par l'exécutif qui a multiplié les tentatives d'apaisement. Doté d'un poids symbolique et politique important, le gouvernement ne devrait pas hausser le ton contre le monde agricole.

Relativement calme depuis l'élection d'Emmanuel Macron, le secteur agricole est de nouveau en ébullition. Si la mobilisation des agriculteurs est montée d'un cran ces derniers jours, entre explosion d'un bâtiment du ministère de l'Agriculture à Carcassonne, ronds-points bloqués et déversement de tripes devant une préfecture, ces poussées de violence n'ont rien de nouveau. Elles suscitent généralement la mansuétude des pouvoirs publics.

"Historiquement, le monde agricole a toujours su très bien s'organiser pour montrer sa colère. La tradition de violence y est solidement ancrée et largement tolérée en France", analyse le sociologue spécialiste des questions rurales Bertrand Hervieu auprès de BFMTV.com.

Œufs pourris et bureau de la ministre ravagée

Ces dernières années, plusieurs épisodes ont marqué les mémoires, de la destruction de portiques d'autoroute liées à l'écotaxe en 2013 en passant par le saccage d'un Lidl à Quimper en 2015 lors de "la nuit de l'élevage en détresse" ou le démontage d'un McDonalds à Millau en 1999 par José Bové.

La colère peut également prendre une tournure beaucoup plus personnelle. Plusieurs ministres ont été directement visés à l'instar d'Édith Cresson. Alors première femme à l'Agriculture en 1982, elle est bloquée dans le Calvados dans sa voiture, visée par des œufs pourris et des mottes de terre, après plusieurs heures d'échanges houleux avec les paysans.

Rebelote en 1999. Une soixantaine d'agriculteurs ravagent le bureau de Dominique Voynet, ministre de l'Environnement, en déplacement à Nantes, avant de dégrader les locaux de l'ENA. Boue sur les murs, ordinateurs explosés, sièges éventrés... C'est la seule et unique fois dans toute l'histoire de la Ve République qu'un ministère est envahi.

Des auteurs d'infractions "jamais condamnés"

Des gilets jaunes avaient bien pénétré au moyen d'un chariot élévateur dans la cour du ministère de Benjamin Griveaux, alors porte-parole du gouvernement en 2019, en cassant quelques vitres et en brisant des pare-brises de voitures garées, sans cependant rentrer dans le bâtiment.

Aucune condamnation ne sera cependant prononcée contre les agriculteurs. Le conducteur du chariot élévateur sera, lui, condamné à 9 mois d'emprisonnement ferme.

"Factuellement, les auteurs de ce type d'infractions ne sont jamais condamnés. Il y a un certain consensus sur le fait d'être cléments avec les agriculteurs", reconnaît Éric Doidy, chargé de recherche en sociologie pour l'INRAE (Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement).

Une détention d'agriculteurs qui enflamme toute la France rurale

Les actions devraient se "multiplier dans les prochains jours", conformément aux appels lancés par les différents syndicats. Sans faire changer de ton le gouvernement qui a déjà reporté sa loi sur l'agriculture. Gabriel Attal a reçu en personne plusieurs représentants du monde agricole ce lundi et mardi soir, tandis qu'Emmanuel Macron espère trouver "des solutions concrètes" à "leurs difficultés".

Il faut dire que la seule fois où l'exécutif a joué la fermeté a de quoi donner des sueurs froides au gouvernement. En 1961, désemparés par la baisse des cours, des milliers d'agriculteurs prennent d'assaut la sous-préfecture de Morlaix.

Deux têtes de proue du mouvement sont arrêtées et incarcérées. La mobilisation agricole s'étend alors à la France entière et bloque des dizaines d'axes routiers avant que, 18 jours plus tard, les agriculteurs soient finalement relâchés et les poursuites abandonnées.

"Un deux poids, deux mesures"

L'exécutif a manifestement gardé en tête le précédent. Le ministre de l'Intérieur a indiqué mardi ne pas prévoir d'évacuation de l'A64 bloquée depuis vendredi en l'absence de dégradations. Il a cependant appelé à "respecter le droit commun".

De quoi susciter la colère dans les rangs des écologistes. La militante climatique Camille Étienne a regretté sur BFMTV "un deux poids, deux mesures" dans le maintien de l'ordre quand il s'agit d'actions menées par des agriculteurs et celles organisées par des activistes écologistes.

Après des affrontements violents avec des gendarmes dans une manifestation contre les méga-bassines à Sainte-Soline en octobre 2022, Gérald Darmanin avait dénoncé "l'écoterrorisme".

Les actions des écologistes "beaucoup plus clivantes"

Les écologistes ne comprennent donc guère que le ministre de l'Intérieur ne se soit pas emparé de l'explosion à Carcassone d'un bâtiment de la direction générale de l'environnement vendredi soir.

"Ça reste compliqué pour les politiques de critiquer les débordements. Les actions des écologistes sont plus clivantes donc plus facilement critiquables", remarque un député macroniste impliqué dans les dossiers agricoles.

Si les agriculteurs ne représentent que plus 1,5% de la population active contre près de 8% au début des années 80, ils continuent d'ailleurs de bénéficier d'un certain poids politique.

"Ca fait bien sûr partie de notre travail quand vous êtes élus dans des circonscriptions rurales d'aller à la rencontre des exploitants. Les gens ne comprendraient pas qu'on ne le fasse pas", avance encore le député Modem Nicolas Turquois, lui-même viticulteur de profession.

Impossible d'ailleurs pour le président, les ministres et les figures politiques d'échapper au salon de l'Agriculture chaque année.

Des consignes policières clémentes

Le monde agricole possède également un certain capital sympathie dans un pays qui a longtemps été considéré comme "le grenier de l'Europe". 56% des personnes interrogées dans un sondage Ifop appellent à "soutenir plus largement" le monde agricole. 74% d'entre elles lui font également confiance pour fournir une alimentation de qualité.

Résultat: les consignes passées aux policiers qui interviennent lors des manifestations sont plutôt clémentes.

"La politique, sur ce type de manifestations, est de laisser les agriculteurs montrer leur colère, brûler les ballots de paille, les pneus", résume un CRS.

"Pour siffler la fin de la partie, il suffit de demander à la FNSEA"

Le fait de venir protester souvent avec son tracteur change également la donne.

"En règle générale, les agriculteurs, qu'on pourrait comparer aux routiers, tiennent à leur tracteur qui est leur outil de travail, et donc ils obtempèrent quand on leur fait des sommations", juge encore le policier.

Le besoin de déloger les agriculteurs n'a d'ailleurs lieu que "si le trafic routier est entièrement perturbé".

L'exécutif compte encore sur la forte structuration du monde agricole pour faire redescendre la pression si nécessaire, sans intervention policière. Syndicats puissants, réseaux bancaires avec le Crédit agricole, système de coopératives...

"Les politiques se disent souvent que pour siffler la fin de partie, il suffit de demander à la FNSEA et aux banques de faire rentrer leurs troupes à la maison", décrypte le sociologue Bertrand Hervieu.

Une colère "moins contrôlable et plus inflammable"

Le calcul pourrait cependant cette fois-ci s'avérer risqué. Si la moitié des agriculteurs sont adhérents de la FNSEA, la fédération est de plus en plus traversée par une opposition entre agriculteurs des plaines et des grandes cultures, aux revenus souvent plus importants et ceux de l'élevage et de la montagne, financièrement à la peine.

"Ce n'est pas pour rien que le mouvement est parti de l'Occitanie où les agriculteurs gagnent moins bien leur vie que dans d'autres endroits en France comme la Bretagne ou la Beauce, le rendant d'autant moins contrôlable et encore plus inflammable", observe un ex-conseiller du ministère de l'Agriculture.

Ces dernières années, les responsables de la FNSEA étaient déjà apparus dépassés par leur base. En 2016, Xavier Beulin, alors patron du syndicat, avait insisté impuissant au démontage du stand du ministère de l'Agriculture lors du Salon de l'agriculture par ses propres adhérents.

"Le monde agricole se demande parfois ce qu'il a encore à voir avec ses représentants qui passent leur temps entre Paris et Bruxelles", remarque Éric Doidy, chargé de recherche en sociologie agricole.

L'ancienne patronne de la FNSEA, Christiane Lambert, travaille désormais pour la Copa qui représente les grosses syndicales agricoles en Europe.

Article original publié sur BFMTV.com

VIDÉO - "On sera à Paris dans quelques jours": un agriculteur de l'Oise envoie un message au gouvernement