Pourquoi les dirigeants irlandais se montrent-ils sévères envers Israël ?
Comme d'autres pays européens, l'Irlande a assisté avec horreur au massacre du 7 octobre et à la mort de milliers personnes à Gaza. Parmi elles se trouvent probablement certains de ses propres citoyens.
Emily Hand, par exemple, une fillette de huit ans dont on pensait qu'elle avait été tuée par des membres du Hamas dans un kibboutz lors de l'attaque du 7 octobre.
Son père a d'abord été informé de sa mort probable, mais des tests ADN ont révélé que son corps ne figurait pas parmi ceux retrouvés dans le kibboutz. On pense maintenant qu'elle est vivante et qu'elle figure parmi les otages à Gaza. Ce qui impose au gouvernement irlandais d'obtenir sa libération dans la mesure du possible, nécessitant un travail diplomatique intense, alors que les hostilités se poursuivent dans la bande de Gaza.
Mais en Irlande, le cas d'Emily Hand s'inscrit dans une réalité politique complexe. Alors que de nombreux gouvernements européens ont hésité à critiquer les bombardements israéliens sur Gaza, de nombreux dirigeants irlandais ont adopté un ton nettement plus dur.
Le Taoiseach (premier ministre) irlandais, Leo Varadkar, a condamné à plusieurs reprises le massacre de 1 400 personnes par le Hamas en Israël, mais il a également déclaré que la réponse d'Israël à Gaza ressemblait à "quelque chose de plus proche de la vengeance".
Lors d'une conférence internationale sur l'aide à Gaza, organisée par le président français, Emmanuel Macron, à Paris jeudi, Leo Varadkar a affirmé que le non-respect du droit humanitaire "ne peut pas être sans conséquence".
Le président irlandais, Michael D. Higgins, a quant à lui accusé le gouvernement de Benjamin Netanyahou de saper les normes internationales, en matière de droits de l'homme.
"Annoncer à l'avance que l'on va enfreindre le droit international et le faire sur une population innocente, c'est réduire à néant tout le code qui existait depuis la Seconde Guerre mondiale sur la protection des civils", a souligné Michael D. Higgins à la mi-octobre, alors que la campagne aérienne à Gaza commençait à faire de plus en plus de victimes civiles.
Ses remarques ont été critiquées par l'ambassadeur d'Israël à Dublin, Dana Erlich, qui l'a accusé d'être mal informé et a suggéré que l'impression générale d'Israël sur l'Irlande était celle d'un parti pris anti-israélien inconscient.
Un autre diplomate israélien, en poste à Dublin, a publié sa critique sur X : " L'Irlande se demande qui a financé ces tunnels de la terreur? Petite piste d'investigation : 1. Trouvez un miroir 2. Dirigez-le vers vous-même 3. Voilà". Le post a depuis été clarifié et désavoué.
Michael D. Higgins a également critiqué la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qu'il a qualifiée d'"imprudente" dans sa réponse initiale pro-israélienne à l'explosion des hostilités.
Il continue d'appeler à un cessez-le-feu humanitaire et à une vérification internationale indépendante du nombre de victimes à Gaza - un chiffre qui n'est actuellement communiqué que par le ministère de la santé dirigé par le Hamas.
Alors que de nombreux gouvernements d'Europe occidentale restent sur la même ligne, pourquoi les dirigeants irlandais sont-ils nettement plus ambivalents dans leurs déclarations publiques sur les actions d'Israël ?
Une longue mémoire
Tout d'abord, les deux pays n'ont pas eu de relations des plus chaleureuses au cours des deux dernières décennies. En 2010 il a été révélé que des agents du Mossad, le service de renseignement israélien, avaient utilisé des passeports contrefaits pour se rendre sous couverture à Dubaï, où ils ont assassiné un dirigeant du Hamas.
Parmi les documents de voyage falsifiés figuraient des passeports irlandais, dont certains utilisaient des numéros de passeports authentiques volés.
Cet épisode a jeté un froid dans les relations irlando-israéliennes. À l'époque, les ministres irlandais avaient prévenu que les actions du Mossad avaient pu mettre en danger les voyageurs irlandais. Mais six ans après l'incident, l'ambassadeur d'Israël en Irlande de l'époque refusait de garantir que la même chose ne se reproduirait pas.
Des deux côtés de la frontière entre la République d'Irlande et l'Irlande du Nord, de nombreux nationalistes irlandais se sont identifiés à la cause palestinienne pendant des décennies, y voyant un parallèle avec leur propre résistance à la violence militaire de l'État britannique.
Cette résonance se fait encore sentir aujourd'hui. Le Sinn Fein, le plus grand et le plus ancien parti qui prône la réunification de l'Irlande, est largement pressenti pour diriger le prochain gouvernement à Dublin, et sa dirigeante, Mary Lou McDonald, a clairement exprimé son point de vue sur Israël.
En 2021, lors d'une importante flambée de violence israélo-palestinienne, elle a affirmé, au parlement, qu'Israël devait être condamné en tant que "régime raciste et d'apartheid", et a inscrit son appel à la création d'un État palestinien, dans le grand récit de l'histoire irlandaise.
Mais comme l'explique à Euronews le sénateur irlandais indépendant, Tom Clonan, lui-même ancien militaire, si l'expérience de la colonisation fait de l'Irlande une sorte d'aberration en Europe occidentale, la plupart de ses hommes politiques ou de sa population ne voient pas d'un mauvais œil l'existence d'Israël.
"Les Irlandais soutiennent Israël et croient en la légitimité de l'État d'Israël", souligne-t-il.
"Nous avons des liens étroits en termes de commerce et il existe une importante diaspora d'Israéliens irlandais. Chaim Herzog, le président d'Israël pendant la majeure partie des années 1980, était un Irlando-Israélien qui a grandi à Dublin ! Ce que nous critiquons, ce sont les actions du gouvernement de Benjamin Netanyahou", confie Tom Clonan.
"Le Hamas a commis des attaques véritablement génocidaires le 7 octobre, violant toutes les lois relatives aux conflits armés, ce qu'il continue de faire à Gaza. Mais dans le même temps, l'armée israélienne n'a pas assuré la sécurité des personnes âgées, des malades, des femmes enceintes et ainsi de suite, comme l'exigent les conventions de Genève. Expulser de force des civils de leurs maisons, tirer sur des hôpitaux, des écoles et des zones civiles, tout cela et plus encore est interdit".
"C'est à cela que Léo Varadkar faisait référence : la proportionnalité de la réponse, qui est une norme objective dans le droit des conflits. Pour être juste envers les Britanniques, par exemple, lorsque l'IRA posait des bombes au Royaume-Uni et assassinait des civils innocents, y compris des enfants, le gouvernement britannique n'a pas ordonné de frappes aériennes sur les quartiers républicains de Belfast !", précise Tom Clonan.
Des actions qui dépassent les bornes
Mary Lou McDonald, leader du "Sinn Fein", a condamné l'attaque du Hamas il y a un mois, mais elle critique également Israël pour avoir "ignoré" les appels au cessez-le-feu. Comme les dirigeants des partis de gauche du Sinn Fein, elle demande l'expulsion de l'ambassadeur d'Israël à Dublin, Dana Erlich, en raison des actions menées par Israël depuis le 7 octobre.
Léo Varadkar a rejeté cet appel, soulignant que même l'ambassadeur russe n'avait pas été expulsé et avertissant que l'expulsion de Dana Erlich "priverait Dublin de son pouvoir", alors qu'il tente de faire sortir de Gaza une quarantaine de citoyens irlandais.
Les partenaires de Léo Varadkar au sein de la coalition, le parti de centre-droit "Fianna Fáil", ont quant à eux accueilli Dana Erlich, lors de leur conférence annuelle le week-end dernier. Son apparition a suscité l'indignation de la gauche, mais le chef du parti et actuel ministre des affaires étrangères, Micheál Martin, a défendu la décision du gouvernement de ne pas l'expulser, soulignant qu'une telle décision entraînerait probablement l'expulsion de l'ambassadeur d'Irlande d'Israël, au moment même où l'on tente de sauver Emily Hand et les autres citoyens irlandais, otages du Hamas.
La voix de l'Irlande en Europe n'en demeure pas moins à part en Europe.
Tom Clonan estime que l'Irlande ayant elle-même connu un processus de paix difficile dans son pays, ses dirigeants sont peut-être particulièrement attentifs à la politique de deux poids deux mesures en matière de protection des civils dans les conflits.
"J'ai été très consterné lorsque Ursula von der Leyen s'est rendue à Tel-Aviv et a apporté un soutien inconditionnel à Israël", confie-t-il, avant d'ajouter : "il faut se rappeler que lorsque la Russie a pris pour cible le réseau électrique en Ukraine, elle a déclaré que le fait de frapper des cibles civiles constituait un crime de guerre".
"Je l'encourage à y réfléchir et à considérer les actions d'Israël à travers ce prisme également", déclare-t-il.