Non, le NFP n'a pas récolté moitié moins de voix que le RN au deuxième tour des législatives

Le Nouveau Front populaire (NFP) est sorti en tête du deuxième tour des législatives du 7 juillet, devant le camp présidentiel et le Rassemblement national (RN). Depuis, des visuels trompeurs prétendent que le NFP n'aurait recueilli que 5,1 millions de voix et le RN 9,3 millions, les internautes s'étonnant de ce fait que la gauche soit susceptible de gouverner et suggérant l'idée d'une "fraude". Mais le chiffre de 5,1 millions est faux : le NFP a recueilli 7 millions de voix. En revanche il est exact que le RN a recueilli plus de suffrages mais remporté moins de sièges à l'Assemblée. Cela est dû au mode de scrutin par circonscription, qui peut donner une répartition en sièges qui n'est pas proportionnelle aux pourcentages nationaux de voix. En l'espèce, le RN était présent dans une majorité de circonscriptions au second tour mais a été très souvent battu dans le duel final, grâce au retrait de candidats arrivés troisièmes.

Dimanche 7 juillet s'est tenu le second tour des élections législatives anticipées, quatre semaine après la dissolution, à la surprise générale, de l'Assemblée nationale par Emmanuel Macron en réponse à la victoire historique de l'extrême droite aux européennes (lien archivé ici).

Le Nouveau Front Populaire (NFP) est devenu la première force politique de la prochaine Assemblée nationale en obtenant 178 sièges (lien archivé ici). Cette coalition comprend notamment 74 députés de La France Insoumise (LFI), 64 socialistes et 33 écologistes et apparentés. Donné troisième dans les enquêtes d'opinion de l'entre-deux tour, le camp présidentiel (les élus Ensemble, UDI et Horizons) est finalement arrivé deuxième avec 159 sièges.

Arrivé en tête au premier tour, le Rassemblement national (RN) (et ses alliés) n'est finalement que troisième avec 143 sièges (notamment 125 sièges pour le RN et 17 pour ses alliés ciottistes). C'est toutefois 36 sièges supplémentaires par rapport au nombre déjà inédit de 89 députés RN à la précédente assemblée.

Depuis dimanche, circulent des publication reprenant un visuel censé montrer un énorme différentiel entre les voix engrangées par le NFP et les voix du RN.

"Au second tour des élections #legislatives2024 : 9 300 000 de Français ont voté pour le RN. 5 100 000 pour le NFP", prétend ainsi un post partagé sur X dans la nuit du 7 au 8 juillet 2024, relayant un graphique sur lequel apparaissent deux barres, l'une imposante, avec une photo de Jordan Bardella, et l'autre, plus petite, associée à une photo de Jean-Luc Mélenchon.

"Et la France va être gouvernée à gauche. Il y a un truc ?", fait mine de s'interroger l'internaute.

Ce visuel a été diffusé par plusieurs internautes, collectant plus de 6.000 partages au lendemain des résultats. Les chiffres qui en sont issus ont aussi été relayés, sans l'image ni sans source, dans des messages sur X en français et en anglais.

<span>Capture d'écran prise sur X le 9 juillet 2024</span>
Capture d'écran prise sur X le 9 juillet 2024

Mais cette image reprend des chiffres erronés et affiche une présentation trompeuse.

Pas les décomptes officiels de voix

Les chiffres mentionnés ne sont pas ceux qui figurent pas dans les résultats officiels (lien archivé ici) publiés par le ministère de l'Intérieur.

Comme le relève Libération dans un article (archivé ici) publié le 8 juillet, ils pourraient faire référence à des estimations diffusées avant 23 heures. Mais les publications virales que nous examinons, diffusées après minuit sur X, n'ont pourtant été mises à jour au 9 juillet.

D'après les données du ministère de l'Intérieur, il est néanmoins exact que le Rassemblement National et ses alliés ont obtenu, à l'échelle de la France, plus de voix que les autres formations.

Selon les résultats officiels au 9 juillet à 10H00 GMT, (provisoires, sous réserve d'éventuelles corrections ou décisions du juge de l'élection), le RN a récolté au second tour 8 .744.080 voix, et ses alliés menés par Eric Ciotti (rassemblés sous la dénomination UXD - pour Union de l'extrême droite) 1.364.964, soient 10.109.044 voix au total.

Le Nouveau Front Populaire, rassemblé sous la dénomination UG (pour Union de la gauche) dans les données du ministère de l'Intérieur, a quant à lui collecté 7.004.725 voix au second tour.

A noter que nous n'avons pas inclus dans ce chiffre les voix des candidats d'autres partis de gauche comptabilisés séparément par le ministère de l'Intérieur, dont certains candidats du Parti Socialiste (PS), écologistes, régionalistes ou encore les candidats apparaissant sous la dénomination "divers gauche".

Par ailleurs, 6.313.808 voix se sont portées sur les candidats Ensemble, 258.139 sur leurs alliés Horizons et 119.672 pour les candidats UDI (Union des Démocrates Indépendants), formant l'alliance présidentielle qui a ainsi cumulé 6.691.620 voix.

<span>Capture d'écran du site du ministère de l'Intérieur, prise le 9 juillet 2024</span>
Capture d'écran du site du ministère de l'Intérieur, prise le 9 juillet 2024

Les chiffres mentionnés dans les infographies diffusées sur les réseaux sociaux sont donc trompeurs.

Le mode de scrutin des législatives

Si le RN et ses alliés ont ainsi récolté le plus de voix, ce sont néanmoins bien les candidats du NFP qui ont obtenu le plus de sièges à l'Assemblée (178 sièges - 146 au second tour, et 32 déjà gagnés au premier), devant les candidats de l'alliance présidentielle (159 sièges dont deux déjà remportés au premier tour) et ceux du RN et leurs alliés (143 sièges - 104 au second tour et 39 au premier).

Cela s'explique par le mode de scrutin : en France, comme rappelé sur le site "vie-publique.fr" (lien archivé ici), les députés sont élus au scrutin direct universel majoritaire uninominal à deux tours, par circonscription.

"Depuis 1958, toutes les élections se sont déroulées selon ce mode de scrutin, à l'exception de l'élection de 1986, qui s'est déroulée au scrutin proportionnel plurinominal au suffrage universel direct, à un tour", est-il encore indiqué.

Ce mode de scrutin a été mis en place "dans l'objectif de renforcer la stabilité gouvernementale", à la suite de la quatrième République, période de "tensions et d'instabilités" qui "forçait les partis à faire des coalitions", relève Damien Bol (lien archivé ici), enseignant chercheur au Centre de recherches politiques de Sciences Po (CEVIPOF), auprès de l'AFP le 9 juillet 2024.

"L'objectif était de faciliter la création d'une majorité pour créer une stabilité et une continuité de gouvernance", développe le chercheur, rappelant néanmoins que ce mode de scrutin "donne plutôt un avantage aux 'gros' partis, tandis que les 'petits' partis sont traditionnellement avantagés par les scrutins à la proportionnelle".

"L'idée des circonscriptions, découpées dans le but de représenter une population plus ou moins identique, est de rapprocher la population du pouvoir politique : chaque Français est représenté par un député, relais entre les citoyens et le pouvoir politique", abonde-t-il.

<span>La façade de l'Assemblée nationale, le Palais Bourbon, photographiée le 19 décembre 2023</span><div><span>Ludovic MARIN</span><span>AFP</span></div>
La façade de l'Assemblée nationale, le Palais Bourbon, photographiée le 19 décembre 2023
Ludovic MARINAFP

Concrètement, pour être élu au premier tour, un député doit recueillir la majorité absolue des suffrages exprimés et un nombre de voix au moins égal au quart des électeurs inscrits dans sa circonscription.

Si aucun candidat n'est élu au premier tour, un second tour est organisé. Pour être élu, un candidat doit alors obtenir la majorité relative, c'est-à-dire le plus de voix, peu importe l'écart avec le candidat arrivé deuxième.

Les candidats qui se maintiennent pour le second tour sont ceux qui ont obtenu au premier tour un nombre de voix au moins égal à 12,5% du nombre d'électeurs inscrits dans la circonscription.

C'est pourquoi des situations de triangulaires et de quadrangulaires (où trois ou quatre candidats ont obtenu au moins 12,5% des voix par rapport aux inscrits) peuvent survenir, en plus des duels.

"Le scrutin à deux tours est une spécificité française, dont le but est de faire en sorte que la personne élue représente une majorité des électeurs de sa circonscription", note Damien Bol, ajoutant néanmoins que ce mode de scrutin peut "créer une frustration chez certains électeurs qui ne vont pas retrouver leur parti au second tour".

Traditionnellement, sans qu'il y soit légalement obligé, le président de la République nomme comme Premier ministre le chef de file de la famille politique arrivée en tête à l'Assemblée nationale, ce qui pourrait vouloir dire en l'occurrence une personne issue du NFP. Mais l'incertitude demeure dans le cas des législatives actuelles puisque c'est la première fois dans l'histoire de la Vème République que se présente une Assemblée élue avec trois blocs principaux entre 150 et 200 sièges chacun environ.

Au 9 juillet, les députés de gauche espéraient gouverner seuls malgré leur absence de majorité absolue, une posture dénoncée par le camp présidentiel prônant le "réalisme" et une coalition plus large (archive).

Une infographie "trompeuse"

Dans cette configuration, prendre uniquement les résultats du deuxième tour, et se concentrer sur deux formations uniquement pour en réaliser un visuel et le diffuser est "trompeur", estime Damien Bol.

Il rappelle que des candidats du RN étaient présents dans plus de circonscriptions, des centaines de candidats du NFP et de l'alliance présidentielle s'étant retirés pour faire un "barrage républicain" entre le premier et le second tour, ce qui mène ainsi mathémtiquement à un plus grand nombre de voix pour le RN.

Comme le détaillait aussi le Monde (lien archivé ici) entre les deux tours, 482 candidats du RN et de ses alliés étaient en course au second tour, contre 355 pour le NFP.

Dans le détail, au premier tour, 76 sièges sur les 577 que compte l'Assemblée avaient été pourvus, et 501 circonscriptions restaient ainsi à pourvoir.

Entre les deux tours, 224 candidats s'étaient désistés, dont environ 58% du NFP et 36% du camp présidentiel.

Les candidats des formations principales de gauche (PS, PCF, écologistes, LFI) se sont désistés 88 fois quand ils sont arrivés derrière les candidats de l'alliance Ensemble! et du RN ou ses alliés, sur 91 possibles. Trois s'étaient maintenus au second tour, dont deux candidats LFI et un communiste.

Les candidats Renaissance/Horizons s'étaient désistés 78 fois derrière les candidats du NFP et du RN, sur 91 possibles, dont 25 fois derrière un candidat LFI, sur 33 possibles.

Deux candidats avaient aussi renoncé à participer au second tour après avoir pourtant déposé leur candidature.

Le nombre de triangulaires était ainsi passé de 306 à 90, et les duels de 190 à 408. Il restait aussi deux quadrangulaires. Et les candidats du RN étaient engagés dans 147 duels contre le NFP, 124 contre la majorité présidentielle et 39 contre LR.

Damien Bol relève par ailleurs que la situation du RN, qui a récolté une majorité de voix à l'échelle nationale au premier tour mais n'est pas la formation avec le plus de députés à l'issue du second, n'est pas sans précédent.

"Traditionnellement, le Parti Communiste a été 'défavorisé' par ce scrutin à deux tours. En 1958 par exemple, alors qu'il avait récolté près de 4 millions de voix, il n'a terminé qu'avec 10 sièges au second tour", développe-t-il, indiquant que ce parti pouvait alors être perçu comme "un parti qui clive plus les Français", et qui ainsi peut faire face à des votes de "barrage" comme cela a été le cas face au RN en 2024.

Le RN face au "front républicain"

Alors qu'il était arrivé en tête au premier tour des élections législatives, le RN a ainsi fait face au "front républicain", matérialisé par des désistements en cascade pour éviter des triangulaires qui auraient été à son avantage.

Le parti de Jordan Bardella et Marine Le Pen et leurs alliés étaient en tête au premier tour dans 258 des 501 circonscriptions encore en jeu au deuxième tour, et ont au final été battus dans 154 d'entre elles, à deux tiers (109) dans des circonscriptions où il y a eu un désistement entre les deux tours.

Les duels se sont principalement soldés par des défaites pour le RN : que ce soit face au Nouveau Front populaire (90 perdus sur 152), face au camp présidentiel (105 perdus sur 128) ou face à LR (32 perdus sur 39).

En revanche, la partie a été plus facile dans les circonscriptions où des triangulaires ont été maintenues. Sur les 11 où le RN était en tête au premier tour, une seule lui a échappé : la 3e circonscription de l'Ardèche remportée par le député sortant divers droite Fabrice Brun, avec seulement 37 voix d'avance sur le candidat RN, arrivé deuxième devant une candidate LFI.

Le RN augmente néanmoins largement son nombre de députés, confirmant une hausse déjà engagée il y a deux ans : aux législatives de 2022, le parti avait fait un bond, devenant le premier parti d'opposition dans l'hémicycle, en gagnant 89 députés.

Dans ces circonscriptions, 33 ont été réélus dès le premier tour et 48 au second. Le RN n'a donc perdu que 8 des circonscriptions qu'il avait remportées en 2022.

<span>Carte montrant les circonscriptions dans lesquelles des candidats du Rassemblement national ou de ses alliés étaient arrivés en tête au premier tour, et où ils ont été élus ou éliminés</span><div><span>Nalini LEPETIT-CHELLA</span><span>Paz PIZARRO</span><span>AFP</span></div>
Carte montrant les circonscriptions dans lesquelles des candidats du Rassemblement national ou de ses alliés étaient arrivés en tête au premier tour, et où ils ont été élus ou éliminés
Nalini LEPETIT-CHELLAPaz PIZARROAFP

Marine Le Pen avait ainsi jugé à l'issue du second tour, que la victoire du RN n'était "que différée" alors que son parti juge la nouvelle assemblée "ingouvernable".

Cette confirmation de la présence de "trois blocs", lancée depuis l'arrivée d'Emmanuel Macron et de son parti en 2017, suggère aussi que "le mode de scrutin des législatives ne répond plus aux objectifs qui lui étaient attribués initialement, du fait de la polarisation du paysage politique français", estime Damien Bol.

Les législatives ont déjà été visées par plusieurs fausses allégations sur les réseaux sociaux. Après le premier tour, des internautes avaient assuré que le nombre de procurations aurait été "quatre" voire "six" fois supérieur à 2022, laissant entendre que cela était synonyme de "fraude". Mais il s'agissait d'une donnée partielle mal interprétée : au total, 2,8 fois plus de procurations qu'en 2022 ont été enregistrées avant le 30 juin, selon le ministère de l'Intérieur. Une nette augmentation qui s'explique par le caractère inattendu d'élections à très forts enjeux politiques organisées en période de vacances scolaires, selon les politologues interrogés.

Pour des élections législatives, le Conseil constitutionnel, juge électoral peut être saisi pour des contestations dans un délai de 10 jours suivant la proclamation des résultats, généralement dans des cas où il existe un faible écart de voix entre les candidats (lien archivé ici). Il avait ainsi publié en 2022 une liste de 91 recours effectués contre les résultats des législatives de juin 2022 (lien archivé ici).

Ces recours avaient abouti à l'annulation des opérations électorales dans huit circonscriptions.