"Les juges ont pris le temps": que pensent les victimes des nouvelles cours criminelles?

Quand elle évoque le procès de son agresseur devant la cour criminelle départementale (CCD) de Loire-Atlantique, Sarah se sent rassurée. "Ma hantise était que les faits soient pris de manière personnelle", se souvient cette victime de viol. "Lors d'un procès devant une cour d'assises, selon le vécu des jurés, leur expérience, ça aurait pu être mal interprété."

Aujourd'hui âgée de 26 ans, la jeune femme a accepté que son affaire soit jugée, les 30 novembre et 1er décembre dernier, par cette nouvelle juridiction et non par une cour d'assises, et son jury populaire, comme cela aurait dû être le cas au vu des faits dénoncés. Ces CCD, composées de cinq magistrats professionnels, ont été généralisées en janvier en France, après une période d'expérimentation.

Elles font toujours l'objet de critiques de la part de certains professionnels du droit, qui dénonce une "justice d'abattage". Minimisation des crimes punis de 15 à 20 ans de réclusion, appauvrissement du rôle du citoyen dans le rendu de la justice... La Commission nationale consultative des Droits de l'homme (CNCDH) a rendu au début du mois d'avril une note dans laquelle elle "réitère sa crainte de voir, à long terme, la cour d'assises disparaître".

"Les juges ont pris le temps"

En août 2018, Sarah dénonçait des faits de viol durant un week-end entre amis. Au bout de quatre années de procédure, son agresseur, qui a toujours nié les faits, a été condamné à cinq ans de réclusion, dont deux ans avec sursis.

"On m’avait prévenu que ce serait long", explique-t-elle.

Rapidement, Sarah a fait de son cas personnel un combat plus large. La jeune femme a réussi à vivre sa vie "comme s'il ne s'était rien passé". Quand au bout de deux années, on lui a proposé de correctionnaliser son affaire, c'est-à-dire de requalifier les faits en agression sexuelle pour qu'ils soient jugés devant un tribunal correctionnel, et donc plus rapidement que devant une cour d'assises, elle a préféré attendre.

"Ça faisait déjà deux ans que j’attendais donc je pouvais encore attendre", confie la jeune femme. Le fait d'avoir été "crue" dès le départ par les enquêteurs, par la justice mais aussi par sa famille et son entourage, a facilité l'attente pour elle.

Quand l'affaire de Sarah a été audiencée par la justice, la cour criminelle départementale était expérimentée depuis deux ans en Loire-Atlantique. Que le dossier soit jugé uniquement par cinq magistrats professionnels, et non pas par un jury populaire d'une cour d'assises, a finalement été rassurant pour la victime.

"Mon dossier, c'était parole contre parole", reconnaît-elle. "Ça m'a rassuré quand j'ai compris que l'audience allait être uniquement sur des éléments factuels, qu’il n’y aura pas ou peu de subjectivité." Malgré leur attitude "froide", "solennelle", et consciente que "le procès fait forcément revivre le traumatisme", elle salue leur attention.

"J’ai trouvé que les magistrats avaient posé des questions justes, perspicaces", estime Sarah. "Ils ont pris le temps, ils ont épluché les choses."

Des audiences similaires à la cour d'assises

"L’expérience à Nantes est positive parce que nous avons deux présidentes de cour criminelle qui sont d’une qualité exceptionnelle, qui entendent que la justice soit rendue dignement", abonde son avocate Me Anne Bouillon.

Depuis 20 ans, l'avocate s'est spécialisée dans les dossiers concernant les violences faites aux femmes. L'essentiel de ces affaires passe désormais devant la cour criminelle départementale, une juridiction généralisée sur l'ensemble du territoire depuis le 1er janvier pour les crimes punis jusqu'à 20 ans de réclusion.

"C'est une mesure gestionnaire qui a uniquement pour objectif de gérer les flux", tranche l'avocate. "Mais il faut aussi prendre en compte que la justice est une institution débordée. Jusqu’à la création des cours criminelles, les victimes étaient confrontées à un écueil violent, le phénomène de correctionnalisation. Cette réforme des cours criminelles corrige un effet pervers qui n'aurait jamais dû exister."

Même si elle regrette la disparition des jurés populaires, Me Anne Bouillon concède qu'une audience devant la cour criminelle "ressemble à s’y méprendre à une audience de cour d’assises". "Il y a des citations de témoins, les magistrats font venir des experts, laissent le contradictoire s’exprimer", détaille la pénaliste. Ce procès est d'autant plus important pour les victimes, que contrairement au parquet ou à l'accusé, elles n'ont pas la possibilité de faire appel du verdict.

Absence de subjectivité?

La Seine-Maritime fait partie des départements dans lesquels la cour criminelle était expérimentée depuis 2019. On ne peut pas parler de "procès bâclé", salue Me Djamel Merabet, du barreau de Rouen. En octobre dernier, l'avocat s'est assis sur le banc des parties civiles aux côtés de sa cliente, une femme qui dénonçait deux viols et des violences commis par son ex-compagnon en 2013. Son dossier a connu trois juges d'instruction différents et est resté en souffrance pendant plusieurs mois.

"La parole a été donnée très longuement à ma cliente pendant le procès", appuie Me Merabet. "Le président a pris le temps de donner cette parole à toutes les parties. Je suis très satisfait dans la manière dont a été traité ce dossier"

L'homme a été condamné à cinq ans de prison, dont trois ans ferme. Une peine qui aurait pu être toute autre, car au moment des réquisitions l'avocat général avait requis uniquement de la prison avec sursis.

"En cour d’assises, si en face vous avez des avocats extrêmement brillants, ça peut influencer les décisions des jurés", note l'avocat de la victime.

Dans cette affaire, il estime que toute "subjectivité a pu être évacuée dans ce dossier" et se félicite que la décision rendue uniquement par des magistrats professionnels soit "extrêmement motivée en droit". Le bilan des premières expérimentations de la CCD a permis de relever que le taux d'acquittement par les CCD était sensiblement le même que celui des cours d'assises (environ 5,5%).

La crainte de délais intenables

Un des autres objectifs avancé par la Chancellerie pour appuyer la mise en place de sa réforme est de raccourcir les délais d'audiencement, c'est-à-dire la durée entre la fin de l'enquête et la date du procès.

La loi a fixé un délai de six mois devant les cours criminelles, "intenable" pour le comité d'évaluation et de suivi de la réforme, qui préconise qu'il soit fixé à 9 mois. Une durée qui s'approche de celle observée devant les cours d'assises.

"L’idée de gagner du temps n’est pas un objectif atteint", estime Me Anne Bouillon.

"Les audiences de cour criminelle peuvent être des espaces juridiques formidables, dès lors que l’on prend le temps pour qu’elles le soient", poursuit l'avocate nantaise. "Lorsque l’on traite un dossier de viol, on touche à l’intime, au traumatisme. Imaginez que l’espace de parole soit réduit à peau de chagrin, on va passer à côté pour la victime et ce serait défavorable et regrettable pour l’accusé."

Et c'est l'une des craintes des détracteurs des cours criminelles: que celles-ci favorise "une justice d'abattage", comme le dénonçait Me Pierre Dunac, le bâtonnier du barreau de Toulouse, sur France Bleu. "Dès lors que les présidentes de cour criminelle seront parties, nous n’avons plus aucune certitude sur le déroulé de ces audiences", alerte Me Anne Bouillon.

"On coupe le dernier cordon"

Pour Me Laure Boutron-Marmion, spécialisée notamment dans les dossiers de violences sexuelles, "le risque est que ces magistrats, qui ont eu accès au dossier, se concentrent uniquement sur les vrais nœuds" de l'affaire s'ils soumis à une injonction de rendement. "À choisir, une victime préfèrera se sentir écouter de manière exhaustive quitte à revivre le calvaire qu’elle a vécu, plutôt qu’une écoute tronquée sur certains points", plaide la pénaliste.

"Les victimes veulent s’assurer que les personnes qui vont avoir à juger savent tout de l’affaire", poursuit-elle.

La CNCDH reconnaît que "certaines craintes ont pu être levées", comme le déroulé du débat grâce au travail des magistrats qui président cette cour et qui "respectent l'oralité des débats et le principe du contradictoire". Mais Sarah le concède, l'attitude des magistrats qui sont là pour "faire leur travail" et leurs questions plus techniques que celles qui auraient été posées par un jury de cour d'assises, lui ont donné "parfois l'impression d'être l'accusée".

À l'inverse, l'absence de jurés populaires fait craindre - une critique brandie par les opposants à cette généralisation des cours criminelles - qu'on "coupe le dernier cordon qui relie les citoyens à leur justice", comme le déplore Me Boutron-Marmion, mais aussi qu'on les éloigne des dossiers de violences sexuelles, au sens large.

"Ce sont les sujets de société qui questionnent", insiste la pénaliste. "Ils vont vider de leur substance les cours d’assises, des sujets qui pourtant ont un grand intérêt à être traités par des jurés. Quand on est juré, on se rend compte de la responsabilité de condamner une personne, cela permet à ces jurés d’avoir une vision moins manichéenne sur ces affaires."

Article original publié sur BFMTV.com