"Je ne veux pas d’une tournée d’adieux", prévient Romain Bardet avant son dernier Tour de France

Romain, vous avez annoncé votre retraite fixée à l’an prochain après le Critérium du Dauphiné pour ne pas ressentir trop de pression sur ce Tour, Est-ce qu'il y en a tout de même?

La pression, je n’ai pas de souci avec ça, j’ai l’habitude depuis une décennie. Mais là, je n’en ressens vraiment aucune. C’est le Tour de France que j’aborde le plus détendu, j’ai fait un gros début de saison avec le Giro donc on sait que la préparation pour le Tour ensuite est plus hasardeuse, c’était très bien. Je me sens bien, je l’aborde d’une manière un peu inédite, on verra sur la route qui seule dira la vérité. Mais à la veille du départ, je suis là où je voulais être.

L’idée, c’est de profiter en n’ayant plus rien à prouver?

Non, dans ce cas là il n’y aurait aucun intérêt à être au départ, parce que si on est sur le Tour de France c’est pour briller. Tout le monde a des choses à prouver. Bien sûr, je sais que je n’améliorerai pas ma marque sur le Tour de France (2e du Tour de France 2016, 3e en 2017, meilleur grimpeur en 2019), mais ce sera important pour moi de faire quelque chose de spécial pour mon dernier avec une victoire d’étape, clairement, et surtout d’être acteur sur les belles étapes de montagne, prendre du plaisir à l’avant et avoir une influence tout au long des trois semaines. Cela ne marchera pas tous les jours, mais j’en profiterai pour être plus fort les jours où je peux être percutant à l’avant.

Avant la retraite de Thibaut Pinot, l’absence de Julian Alaphilippe et ta prochaine retraite, c’est une ère une cyclisme français qui se termine progressivement.

Peut-être... De l’intérieur c’est difficile à dire. I y a une nouvelle génération qui arrive. C’est mon dernier Tour mais c’est le premier de Lenny Martinez, de Romain Grégoire, de Kévin Vauquelin. C’est bien qu’il y ait aussi à un moment cette transmission entre générations avec des jeunes prêts à reprendre le flambeau pour ces trois semaines. Ce que les Français veulent, c’est que leurs compatriotes soient à l’avant et brillent.

Comment concrètement vous ressentez cette approche plus détendue du départ?

C’est vraiment la première fois où je l’aborde sans aucune ambition au classement général, et peut-être que dès samedi, je perdrais vingt minutes parce que je ne pourrais pas jouer l’étape. C’était le plan en 2022 mais j’étais très déçu de mon Giro cette année-là et j’avais encore des choses intérieurement à prouver au classement général, j’ai fait un Tour correct, mais là, je sais que c’est terminé pour moi, je n’ai plus l’envie ni les jambes pour être là sur trois semaines. Je l’aborde vraiment comme une succession de rendez-vous pour moi. Il faudra être agile, prendre les bonnes décisions, mais ne pas avoir cet objectif de constance, à frotter, à défendre chaque jour la moindre seconde, c’était un gros poids qui se ressentait sur mon comportement extérieur aussi.

Espérez-vous des marques de reconnaissance du public pendant ce Tour?

J’ai toujours été très encouragé sur le bord des routes, et c’est un de mes regrets de ne pas avoir pu donner plus en retour, parce que depuis 2014 je n’ai jamais souffert d’un manque d’affection, au contraire. J’ai plus eu de mal à rendre en termes de temps et disponibilité. J’espère rester fidèle à ce que je suis, je ne veux pas que ce soit trois semaines de procession, une tournée d’adieux, parce que ce n’est pas du tout dans mon état d’esprit. Ce n’est pas dans mon caractère, brut, nature, parfois j’aurais pu jouer davantage mais je suis très heureux comme ça. Je n’ai jamais joué un rôle.

Avez-vous hâte d’être à l’étape du 10 juillet, lors de la 11e étape entre Evaux-les-Bains et le Lioran dans votre région en Auvergne?

Je serai content d’y être, mais à la fois je sais que c’est très difficile de briller sur ses terres, l’an dernier j’ai pris un éclat au Puy de Dôme, donc je serai content le matin au départ où je vais voir tous mes proches, je connais les routes, mais c’est une étape parmi d’autres.

C’est votre onzième Tour de France, que représente la Grande Boucle dans votre carrière?

Des très bons moments, comment ne pas regarder derrière et se dire que cela a été une formidable aventure, ça a fait décoller ma carrière, j’ai eu une trajectoire hyper ascendante sur mes cinq-six premières années. Même quand j’allais moins bien, j’ai toujours joué un rôle. C’est seulement depuis l’année du Covid que c’est plus dur. Mais si tout se passe bien cette année, je pense que j’aurais fait tout ce que j’ai pu sur la course.

Sur la deuxième étape qui arrive à Bologne, il y a la montée vers le sanctuaire de San Luca, habituellement au programme d’une épreuve que vous appréciez, le Tour d’Emilie. Qu’en attendez-vous? En 2021 vous aviez tweeté en tant que spectateur en vous demandant si ce n’était pas de la MotoGP tellement les coureurs montaient vite...

Cela va aller encore plus vite! Ce tweet va mal vieillir. C’est très beau comme finish, visuellement cela va être impressionnant parce que les coureurs seront encore frais et cela va être de la vraie bataille. Samedi, j’attends plus une course pour voir les forces en présence en termes de collectif, mais dimanche à San Luca cela va être une bataille d’homme à homme. C’est court mais suffisamment pentu pour faire une sélection. Personnellement, je n’ai pas envie de prendre les risques pour frotter au pied, ça va être très dangereux, donc j’espère être dans l’échappée ou alors d’avoir la liberté de ne pas m’y mêler pour être plus à l’avant à partir de la quatrième étape.

Si un jeune vient vous voir et vous dit "je veux faire le Tour de France", que lui diriez-vous?

C’est important d’avoir des rêves, et on ne peut que se réjouir que des jeunes veulent faire du sport de haut niveau. On rêve du Tour de France en tant qu’enfant parce qu’on est un peu naïf, mais je vois aussi comment le cyclisme se développe, et pour moi le vélo ne peut être qu’un outil, et le vélo ce n’est pas que le Tour de France. J’ai vu aussi le Tour changer, ça devient de plus en plus difficile pour les jeunes d’y briller. Les nouvelles tendances du cyclisme, je les trouve un peu inquiétantes. Je ne reconnais pas le cyclisme dans lequel j’ai débuté, donc forcément le modèle actuel ne me semble pas pérenne pour former des hommes et permettre de faire des carrières comme individus accomplis, c’est un point de vue. Le très haut niveau, il y a des dérives. Voir des jeunes tout arrêter à 17 ans pour ne faire que du vélo, passer pro à 19 ans, ne plus faire d’études, se couper de toute vie sociale, pour manger avec une balance à côté de son assiette, avoir un bracelet qui dit quand on doit se coucher, ce n’est pas le vélo qui m’a attiré. Je le ferais certainement aujourd’hui si j’avais 20 ans parce que je voudrais réussir, mais j’ai eu de la chance de passer dans les années 2010 où c’était plus ouvert où on pouvait davantage exprimer une personnalité et réussir quand même.

Quand vous voyez la Visma-Lease a Bike par exemple faire la promotion de sa "Control Room", un van pour analyser les datas de ses coureurs en direct, vous n’êtes pas mécontent d’être sur votre fin de carrière?

C’est un sport où il y a beaucoup plus de savoirs, toutes les équipes veulent contrôler leur environnement, avec des moyens financiers supplémentaires pour contrôler au maximum des variables de la performance. Cela enlève aussi au romantisme de la course mais c’est une opinion personnelle, on se rapproche plus d’un sport mécanique où on tend à chasser l’inconnu au maximum, mais on peut rapidement faire marche arrière en enlevant les oreillettes, les capteurs de puissance pendant la course pour redonner un peu d’instinct et de vie aux coureurs.

C’est usant de faire face au peloton actuel?

Ils sont bien meilleurs et ils sont très peu nombreux. Même Remco Evenepoel sait que ça va être difficile pour lui à la pédale, même s’il y a une inconnue sur l’état de Vingegaard mais s’il est là c’est qu’il doit être très bien. Il y a une forme de fatalisme… Après le Tour s’est nourri de grands duels comme ça, mais la compétition pour les plus hautes marches est de plus en plus fermée entre certaines individualités, mais surtout entre grosses armadas qui se partagent maintenant la grosse part du gâteau. Il y avait deux moyens de résoudre cette situation : soit un salary cap et tout un système de draft pour les meilleurs espoirs ; soit d’espérer que des plus gros sponsors viennent et fassent monter le niveau. Mais les équipes entre la 12e et la 18e place n’auront certainement jamais une compagnie pétrolière ou un Etat à leur côté avec des financements sans limites. Il n’y a pas vraiment d’engouement pour rendre plus d’équité entre équipes, c’est maintenant au bon vouloir des sponsors d’injecter plusieurs dizaines de millions d’euros pour participer à cette chasse aux talents.

Vous semblez dépité face à cela?

Oui mais regardez les Grands Tours, les Monuments toujours gagnés par les mêmes équipes qui ont les meilleurs coureurs, les mieux payés… Forcément, cela enlève un peu de piment et d’intérêt parce que la hiérarchie est souvent respectée. Cela devient de plus en plus un cercle fermé.

C’est aussi pour cela que tu as choisi de finir ta saison 2025 en gravel?

Il y a de cela. La course sur route ne me manquera pas, même si j’y prends beaucoup de plaisir, je pense vraiment avoir fait mon temps. En revanche, je risque d’avoir un deuil plus important à faire sur ma vie de sportif de haut niveau car j’aime profondément cela, ce mode de vie. Je souhaitais faire une transition en douceur, tant que je suis en pleine force de l’âge. On vit en circuit très fermé, on a peu de temps pour faire autre chose, des compétitions plus fun, donc c’était l’occasion et j’ai eu la chance d’être soutenu par l’équipe dans ma démarche. Je sens une certaine lassitude après 13 ans de carrière, de faire la même chose sur des formats qui ont peu évolué, mais j’aime profondément le vélo, j’en ferai probablement toute ma vie, et j’ai toujours cet esprit compétiteur. C’était sur un petit laps de temps, une bonne opportunité de voir le vélo différemment. J’ai hâte aussi de profiter de la montagne en hiver, chose que je n’ai pas fait depuis quinze ans. Le gravel, ce sera sérieux sur la fin de saison 2025 pour préparer les championnats du monde à Nice, et après je serai plus dans du sport loisir.

Article original publié sur RMC Sport