"Nous ne sommes pas de la chair à canon": les soldats russes adressent leurs suppliques à Poutine

Ce n'est pas une rébellion, mais l'alerte est sérieuse et elle rencontre de plus en plus d'échos dans les rangs de l'armée. Au cours des dernières semaines, les soldats russes envoyés sur le front ukrainien ont confié leurs difficultés dans des vidéos adressées au Kremlin et surtout pointent les incuries de leur commandement, exposant leurs vies aux dangers les plus grands en pure perte. Et le phénomène s'intensifie.

L'Institute For The Study of War, un cercle de réflexion américain suivant le conflit en Ukraine de près, a recensé 17 de ces suppliques mises en ligne sur Telegram ou par les médias russes indépendants depuis le début du mois de février. Avec un cri du coeur, comme une rengaine: "Nous ne sommes pas de la chair à canon".

Un schéma identique

Si les vidéos s'enchaînent, toutes observent un schéma commun, dégagé ici par TF1. Cinq à dix hommes - cagoulés - s'alignent devant la caméra, tandis qu'un porte-parole identifie son unité, et la région d'origine des militaires. Puis viennent les précautions d'usage. D'une part, on souligne qu'on ne remet pas en cause l'invasion elle-même. De l'autre, on s'attache à parler à Vladimir Poutine dans les formes.

Ainsi, les soldats contestataires lui donnent du "très cher Vladimir Vladimirovitch", ou encore du "très respecté commandant en chef, Vladimir Poutine". C'est alors enfin l'heure de dire ses doléances.

Ils dénoncent des pénuries en tous genres

Et celles exprimées dans une vidéo du 6 mars par la 5e Brigade motorisée, composée d'hommes venus de provinces aussi diverses que Kaliningrad (à l'ouest du pays), Mourmansk (à l'extrême nord) et d'Arkhangelsk (à l'extrême orient), représentent bien l'atmosphère générale.

"Nous ne sommes pas de la chair à canon. Nous sommes prêts à nous battre dans la dignité, pas comme de la chair à canon, dans des attaques frontales", lance le porte-parole, selon le compte Twitter WarTranslated, qui a relayé de nombreuses captations de ce genre.

"Nous ne refusons pas de remplir les objectifs de l’opération. On est prêt à y aller", précise-t-il mais: "Les gens meurent pour rien. Ils sont envoyés dans des attaques frontales, dans des champs à découvert en plein jour. On est au 21e siècle". Et dans ces conditions, il n'y a pas de miracle comme le montre le bilan tiré par le militaire: "Lors de notre première bataille, six personnes ont été tuées dans une seule tranchée."

Il développe alors les pénuries qu'affrontent ces soldats qui, à l'évidence, manquent de tout:

"Nous n’avons ni stratégie ni tactique, et on nous envoie à l’assaut. Il n’y a pas de coopération avec le commandement, on manque de soutien balistique, on n’a pas de ressources pour surveiller le front. On manque de véhicules blindés et d’artillerie."

"Nos armes datent des années 1940, elles sont usées – et je parle aussi des mortiers et des fusils. Il n’y a pas de reconnaissance aérienne, les tactiques de minage ne marchent pas. Il n’y a pas d’instructions écrites pour le combat", glisse-t-il encore.

Aberration bureaucratique

L'état d'esprit qui règne au sein d'un régiment d'artilleurs, en provenance de Serpukhov, et déployé fin décembre, est similaire, comme en témoigne la vidéo postée le 12 mars. "Aujourd’hui, nous n’avons toujours pas reçu d’armes et de munitions", déclare leur délégué.

Pour lui, le problème est bureaucratique: "Nous sommes des soldats. Nous voulons défendre la ‘mère patrie’. Mais nos fusils sont à Boguchary. Le commandant Krasnov qui dirige l’arsenal ne signe par l’ordre d’expédition, parce qu’il n’a pas reçu de consigne en provenance de l’état-major à Moscou".

Ce qui n'a pas empêché les gradés de les envoyer en avant pour tenir une position face aux soldats ukrainiens. Une mission désespérée considérant que ces unités désormais largement constituées de recrues issues de la dernière mobilisation, à l'entraînement écourté, sont bien loin d'être à la hauteur de la tâche.

"Nous demandons que nos gars soient ramenés vers l'arrière vu qu’ils ne disposent ni de l’expérience ni de la formation nécessaires", reprend ainsi le porte-parole.

Celui-ci rappelle d'ailleurs une évidence: demander à une compagnie d'artilleurs de monter à l'assaut est en soit une aberration. "Cher Vladimir Vladimirovitch, nous serions plus utiles en tant qu’artilleurs puisque nous ne sommes pas entraînés à l’assaut. Cher Vladimir Vladimirovitch, nous vous demandons de régler la situation", ajoute le messager, ménageant politesse et fermeté.

Le sentiment d'avoir été dupés

Le 255e régiment de fusiliers motorisés, cité ici par La Croix, ne se sent pas à sa place non plus: "Nous sommes des citoyens ordinaires. Nous ne sommes pas des militaires professionnels ni une unité d’assaut. On nous avait promis que nous tiendrions des check-points, mais on nous utilise comme de la viande."

C'est en effet une antienne récurrente. Ces soldats russes ont le sentiment d'avoir été dupés. Récemment sortis de la vie civile par leur ordre de mobilisation, ils pensaient tenir l'arrière, du moins rester en-deçà de la ligne de front. Résultat: ils se retrouvent au coeur des combats.

Le site d'information indépendant russe Meduza explique cette maldonne apparente. Au départ, la plupart des forces envoyées au feu étaient orginaires des régions séparatistes du Donbass. Des troupes qui présentaient le double atout d'être aguerries par des années de guerre civile et d'être particulièrement motivées. Mais évidemment, la dure loi des combats a tué ou mis hors d'état de se battre beaucoup d'entre eux, d'autant que le Kremlin ne regardait pas tellement aux pertes. Et les civils qui les ont remplacés, venus des quatre coins de la Russie n'ont ni ce même mors aux dents, ni cette familiarité avec la guerre, encore moins ce rapport à la mort.

"Auparavant, les conscrits de Donetsk ou de Louhansk étaient passées par pertes et profits ; maintenant, c'est au tour des Russes. Ils ne peuvent pas se battre différemment. Et si le commandement ne change pas fondamentalement d'approche - ce dont je doute - les mobilisés russes vont continuer à mourir comme ça", détaille l'expert militaire Kirill Mikhailov à Meduza.

D'ailleurs, les plaignants partagent un autre point commun. Ils sont bien souvent enrolés dans des divisions relevant des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, hier séparatistes et aujourd'hui annexées. Et ils réclament au ministère de la Défense de la Fédération de Russie d'être rattachés à des unités plus directement sous l'autorité de cette dernière.

Une revendication entendue a minima: tandis que le "très cher commandant en chef Vladimir Vladimirovitch Poutine" garde le silence pour le moment, des gouverneurs régionaux ont dit leur intention de solliciter le ministère à ce propos, ou de diligenter des missions d'inspection.

Un procédé efficace?

En tout cas, depuis les soviets de soldats de la Première guerre mondiale, jusqu'aux griefs adressés à Moscou sans en passer par la hiérarchie sous le communisme, cette manière d'ignorer ses officiers et sa hiérarchie pour tenter de sensibiliser la tête du pays est presque une tradition en Russie.

Pour Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du centre Russie de l’Institut français des relations internationales, interrogée par Le Parisien, il n'est même pas besoin d'aller si loin, ni même de s'en tenir au terrain militaire.

"Ce type de plainte collective mettait en scène, avant la guerre, des victimes des promoteurs immobiliers malhonnêtes ou de l’arbitraire du pouvoir local en matière de l’environnement", analyse-t-elle auprès du journal francilien, remarquant: "C’est un dernier cri de secours lancé à l’autorité suprême, et rendu public pour être entendu. Excédés, les soldats dégainent le portable."

La spécialiste doute toutefois de l'efficacité du procédé, ou plutôt juge la tendance insuffisante pour infléchir l'attitude de l'Etat: "Il y a eu une quinzaine de vidéos en février, le nombre est important, mais on n’en compte pas des centaines. On ne connaît pas non plus de vraies mutineries."

Article original publié sur BFMTV.com