"My Dear F***ing Prince", "Sans jamais nous connaître": les films gays ont-ils conquis le grand public?

La grand-messe parisienne du cinéma LGBT mondial ouvre ses portes: c'est ce samedi que la 29e édition de Chéries-Chéris, le festival du film LGBTQI+, donne son coup d'envoi. Dans sa programmation, un film-star cristallise toutes les attentes: Sans jamais nous connaître, porté par Paul Mescal et Andrew Scott, deux figures en vue de la jeune génération d'acteurs.

Cette fiction britannique d'Andrew Haigh, attendue sur les écrans français le 14 février prochain, s'inscrit dans la lignée de récentes productions centrées sur des histoires d'amour entre hommes qui ont capté l'attention du grand public. De quoi se poser la question: le cinéma LGBT, longtemps circonscrit au public concerné, a-t-il enfin quitté sa niche?

"On peut parler d'une explosion de la création LGBT", s'enthousiasme Grégory Tilhac, directeur artistique du festival, auprès de BFMTV.com. "On n'a jamais reçu autant de propositions, venues de tous les pays".

Durant les dix jours que durera la manifestation culturelle, 73 longs-métrages et 64 courts seront projetés, avec pas moins de 41 nationalités représentées. "Y compris des pays où l’homosexualité est parfaitement illégale: l’Iran, l’Inde, le Nigeria, le Kosovo..."

Des hommes amoureux, et des stars pour les interpréter

Elle semble bien lointaine, l'époque où Will Smith refusait d'embrasser un homme à l'écran (pour Six degrés de séparation, de Fred Schepisi, sorti en 1993). Rien que cette année, de nombreux acteurs de renom se sont bousculés pour donner corps à des couples gays, dans des fictions où ils occupent les rôles principaux. Et ce dans tous les registres du cinéma.

Les cinéphiles ont pu découvrir des drames naturalistes (Strange Way of Life, le dernier Almodóvar présenté à Cannes, où Pedro Pascal et Ethan Hawke jouent d'anciens amants, ou My Policeman, qui voit la superstar de la pop Harry Styles dans un triangle amoureux) comme des comédies romantiques (My Dear F***ing Prince, en tête du classement mondial de Prime Video cet été, dans lequel un prince britannique et le fils de la présidente américaine tombent amoureux).

Le fantastique a aussi été représenté avec Knock at the Cabin de M. Night Shyamalan (Sixième sens, Le Village), où Jonathan Groff et Ben Aldridge campent un couple homoparental qui tente d'éviter l'apocalypse. Le film est parvenu à détrôner Avatar 2 au box-office nord-américain.

Le 7e art hexagonal n'est pas en reste: en novembre dernier, la critique a chaleureusement accueilli Trois nuits par semaine, dans lequel un jeune homme hétéro tombe amoureux d'une drag queen (Cookie Cunty, star de Drag Race France). Début 2023, Guillaume de Tonquédec a interprété un homme hanté par le souvenir de son premier amour avec un garçon dans Arrête avec tes mensonges. Il y donnait la réplique à Victor Belmondo, petit-fils de Jean-Paul.

"Cette évolution ne vient pas du cinéma", décrypte pour BFMTV.com Didier Roth-Bettoni, auteur du livre L’Homosexualité au cinéma (La Musardine, 2007). "C'est par les séries qu'elle a été entamée il y a déjà quelques années, et le grand écran ne fait que la relayer."

Élan générationnel

Il évoque notamment les succès des programmes Sex Education, Heartstopper, Love, Victor (tiré du film Love, Simon) ou encore Young Royals, qui ont "vraiment fait bouger les lignes". Autant d'intrigues focalisées sur des personnages non seulement gays, mais aussi adolescents. Pour le spécialiste, c'est l'une des clés de leur succès et de leur influence:

"Je crois que la question de la jeunesse est essentielle. Toute une partie de la nouvelle génération porte un regard beaucoup plus ouvert sur les questions de genre que les précédentes, qui se sentaient moins concernées." Il prend pour exemple le film Bros, comédie romantique de et avec le comique américain Billy Eichner, qui mettait cette fois en scène des homosexuels quadragénaires. Malgré des critiques élogieuses, ce long-métrage de 2022 a essuyé un échec douloureux au box-office outre-Atlantique.

"Les hétéros, surtout dans certaines parties du pays, ne se sont tout simplement pas déplacés pour aller le voir", avait déploré l'acteur sur Twitter.

À la faveur d'une révolution du monde de l'audiovisuel

Ces séries pionnières partagent un autre point commun: toutes ont vu le jour sur des plateformes de streaming. C'est aussi le cas de certains des films cités - My Dear F***ing Prince et My Policeman. Car la stratégie de Netflix, Prime Video et autres Disney+ leur offre une marge de manoeuvre que les salles obscures n'ont pas:

"Le cinéma va chercher à attirer le plus grand nombre de personnes possible pour un même film, alors que les plateformes raisonnent avec une tactique de segmentation", expose pour BFMTV.com la journaliste Marie Kirschen.

"C'est une question de business", poursuit la rédactrice en chef de la revue lesbienne Well Well Well, et autrice de l'essai Herstory (éditions La Ville brûle): "Les plateformes sont contentes d'attirer aussi des publics minoritaires. Elles savent que leur vivier d'abonnés est constitué de plein de catégories différentes, dont un public LGBT demandeur, et sûrement aussi des hétéros preneurs. Elles n'ont pas besoin que toutes leurs offres intéressent tout le monde." Un constat que partage Grégory Tilhac, de Chéries-Chéris:

"Les exploitants de salles de cinéma ne se rendent pas compte qu'ils ont perdu tout un public. Inconsciemment, des grilles de lecture hétéronormatives continuent à s’appliquer."

"Des barrières mentales" qui ont la vie dure

"À bien y regarder, très peu de films LGBT sortent au cinéma, et pour la majorité ils ont du mal à trouver des salles en région", ajoute-t-il. "Ça reste la croix et la bannière, parfois, de trouver une vingtaine de salles au niveau national. Certaines vont se dire qu'il n’y a pas assez de personnes LGBT dans leur ville. Alors qu'il y en a partout..."

Et de poursuivre: "Cela prouve qu’il reste des barrières mentales. Il faut se rendre compte que même avec des interlocuteurs cultivés, avec des valeurs de gauche, humanistes, beaucoup continueront à être gênés par la vue de deux hommes ou deux femmes qui ont des rapports sexuels."

"Je n'attaquerais jamais ni les exploitants ni les distributeurs. Ils font ce qu’ils peuvent, ils sont obligés de faire des choix", concède-t-il. "Ce que je regrette, c’est que ces choix se font souvent au détriment des films LGBT. Ils sont encore perçus comme une prise de risques, alors que ce sont des films universels, qui ne s’adressent pas uniquement aux concernés."

Point de bascule

En témoignent les succès retentissants des longs-métrages américains Moonlight et Call Me By Your Name, sortis respectivement en 2017 et 2018, qui ont tous les deux cumulé les nominations aux Oscars (le premier a même remporté la statuette de meilleur film, la plus convoitée de la cérémonie).

"Il y a clairement eu une bascule avec ces deux films. Ils ont vraiment aidé à améliorer la question de la représentation sur des écrans de cinéma. Même si ce n'est pas assez rapide."

Si les productions mettant en scène des romances gays ont été pléthoriques ces derniers mois, la représentation de l'homosexualité au cinéma et le succès populaire de certaines d'entre elles ne sont, évidemment, pas inédits.

Le spécialiste cite Les Nuits Fauves de Cyril Collard, César du meilleur film 1993, Les Roseaux sauvages d'André Téchiné l'année suivante, Ceux qui m'aiment prendront le train de Patrice Chéreau en 1998, les filmographies de Christophe Honoré et François Ozon ou encore, aux États-Unis, Le Secret de Brokeback Mountain, d'Ang Lee, film culte de 2005.

"Nous sommes tenus de respecter les auteurs de films LGBT, présents et passés", rappelle-t-il. "Mais c'est vrai qu'à l'époque, beaucoup moins de films LGBT sortaient."

Mais où sont les lesbiennes?

La récente multiplication des couples d'hommes sur le grand écran semble avoir laissé sur la touche leurs homologues féminines. "Il y a un gros décalage entre les films à thématique gay et à thématique lesbienne", pointe du doigt Marie Kirschen.

Quelques contre-exemples existent: la décennie écoulée a été marquée par les succès publics et/ou critiques de La Vie d'Adèle d'Abdellatif Kechiche, de Carol de Todd Haynes, ou plus récemment de Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma. Mais ces films très grand public centrés sur des amours lesbiennes se comptent sur les doigts d'une main, sur une période de dix ans.

La journaliste y voit un symptôme "du sexisme dans le cinéma", et les chiffres lui donnent raison: en 2018, une étude américaine s'était penchée sur 55.000 personnages de 1.100 films populaires sortis entre 2007 et 2017, pour révéler que 70% d'entre eux étaient des hommes blancs.

"Seuls 26% des films européens sont réalisés par des femmes", abonde Didier Roth-Bettoni, citant le dernier rapport annuel de l’Observatoire européen de l’audiovisuel. "Et sur ces 26%, combien de lesbiennes?"

Les biopics tels que Bohemian Rhapsody, Ma vie avec Liberace, Rocketman ou Harvey Milk sont autant d'opportunités de faire la lumière sur les destins d'hommes qui aiment les hommes. Or, les femmes restent les grandes oubliées de l'Histoire: "C'est la conséquence d’une société sexiste", pour Marie Kirschen.

"Puisque les femmes ont plus de difficulté à avoir des parcours de vie qui leur permettent d’être connues, il y a forcément moins de biopics pour les célébrer."

Outre cette misogynie globale, la spécialiste évoque un traitement de défaveur spécifique aux femmes homosexuelles: "Cela tient à l’invisibilité généralisée des lesbiennes dans la société. Pas seulement au cinéma mais aussi dans la presse, les livres, la télé. C'est un cercle vicieux: moins on en parle, moins de scénaristes vont avoir comme idée de mettre en scène ces thématiques-là."

Des progrès, mais peut mieux faire

Peut-être, finalement, que My Dear F***ing Prince, Strange Way of Life, My Policeman ou Sans jamais nous connaître ne sont que l'arbre gay-friendly qui cache une forêt obstinément centrée sur des personnages hétérosexuels. Dans son dernier rapport annuel, l'association américaine GLAAD note que sur les 350 films sortis en 2022 par les dix plus gros distributeurs des États-Unis, 28.5% présentaient un personnage homosexuel. S'il s'agit du chiffre le plus haut de l'histoire de leur recensement, plus de la moitié de ces personnages ont eu moins de 5 minutes d'apparition à l'écran. Le rapport ne précise pas combien d'entre eux étaient les personnages principaux.

"Il y a des progrès, mais les fictions grand public centrées sur des personnages gays restent très rares. La preuve, c'est qu'on arrive quasiment à toutes les citer", conclut Didier Roth-Bettoni.

"Le cinéma LGBT est toujours un cinéma de niche. Il existe une production pléthorique de films avec des budgets minimalistes, destinés à des sorties en DVD ou en VOD, avec très peu de sorties en salles. La marche est tellement haute qu'on en est encore très loin de l'avoir gravie."

Article original publié sur BFMTV.com