"Un moment crucial de l’histoire de notre pays", comment la crise politique a percuté la préparation des Bleus à l'Euro 2024

Le coup d'envoi avait été décalé pour permettre à TF1 de diffuser une soirée électorale puis la diffusion avait aussi été différée par la première chaîne, signe que décidément, football et politique n'allaient pas cesser de se percuter en ce moins de juin 2024. C’est dans les entrailles du Matmut Atlantique de Bordeaux le dimanche 9 juin que les joueurs découvrent sur leur smartphone la décision d’Emmanuel Macron de dissoudre l’Assemblée Nationale. Encore dans le vestiaire après leur triste 0-0 face au Canada, les joueurs se rendent compte des conséquences de cette décision historique. Malgré la gravité du moment, ils tentent de faire abstraction de cette actualité politique brûlante en regagnant l’aéroport de Bordeaux. Plusieurs joueurs partent en jet privé profiter de deux jours off octroyés par Didier Deschamps. Pendant ce temps, les Républicains implosent dans un enchaînement de scènes lunaires, et les différents partis de gauche tentent de mettre de côté leurs nombreux différents pour s'allier et s'offrir une chance de victoire électorale.

Mardi 11 juin, le groupe se réunit au complet à Clairefontaine avant de décoller pour leur camp de base de Bad Lippspringe le lendemain. Les premiers échanges sur le climat politique s’enclenchent alors. À 16h le mercredi, Kingsley Coman et Dayot Upamecano ouvrent le bal des conférences de presse à la Home Deluxe Arena, leur stade d’entraînement. Les premières questions fusent sur la situation politique. "On en n’a pas parlé", élude Coman. "On a dit qu'on avait une compétition à préparer qui concerne le football. On ne parle pas trop politique." Le "trop" a son importance car si, le groupe en parle. "Je ne suis pas venu pour parler de ça", répond Upamecano. "Je préfère parler de football."

Dembélé: "La sonnette d'alarme a été lancée"

Le lendemain, Ousmane Dembélé donne un tout autre relief à ce sujet politique: "Ce n'est pas que je ne veux pas me positionner, la sonnette d'alarme a été lancée. Il faut se mobiliser pour aller voter. Un français sur deux ne vote pas. Il faut se mobiliser. La FFF va mettre en place quelque chose pour qu'on aille voter par procuration." L’ailier du PSG est le premier joueur à admettre que c’est bien un sujet au sein du groupe même si certains joueurs refusent d’en parler publiquement comme Ferland Mendy: "Chacun a son avis personnel. J'ai le mien et c'est comme ça. Je n'ai pas besoin de l'étaler."

Vendredi 14 juin, l’Euro débute. L’excitation des supporters allemands avant la première de la Mannschaft contraste avec ce drôle de climat chez les Bleus. Benjamin Pavard prolonge le propos de Dembélé sur la participation: "Le vote arrive vite. Il faudrait que tout le monde aille voter. Les jeunes comme les moins jeunes." Près d’une question sur trois concerne les élections. De quoi commencer à perturber le groupe? "Non", répond Olivier Giroud. "Aucune incidence sur notre préparation. Si j’ai un conseil à donner aux Français c’est d’aller voter. C’est très important. Le taux d’abstention ce n’est pas normal. Je ne donnerais aucune tendance sur mon orientation possible."

Prise de conscience de l’importance du moment, appel à voter, les discours des joueurs s’enchaînent et se ressemblent. Alors que l'Allemagne lance brillamment son Euro à domicile face à l'Ecosse, le sportif va-t-il revenir au coeur des débats à trois jours de l’entrée en lice des Bleus? A 22h30, les téléphones des journalistes vibrent. La boucle whatsapp des suiveurs des Bleus indique que Marcus Thuram sera en conférence de presse le lendemain. La culture familiale de l’attaquant de l’Inter régulièrement portée par le discours anti-raciste de son père Lilian, laisse assez peu de doutes. On ne parlera pas seulement football.

Le lendemain, Marcus Thuram se présente détendu et souriant devant la presse. La première question politique arrive vite. Sa réponse claque: "C’est la triste réalité de notre société. Des messages sont passés à la TV pour aider ce parti (le RN). Faut aller voter. Que ce soit vous, ou moi en tant que citoyen, il faut se battre pour que le RN ne passe pas." Les journalistes écarquillent les yeux. C’est inédit. Jamais un joueur en exercice ne s’était autant engagé politiquement surtout à deux jours de l’entrée en lice d’une grande compétition. Mais Thuram va plus loin: "J’espère que tout le monde partage le même avis que moi. Je comprends que certains disent seulement aller voter. Mais c’est pas suffisant. Je n’ai aucun doute que tout le monde partage ma vision au sein du groupe."

Ces propos vont agiter les prochaines heures au sein du paisible camp de base. Marcus Thuram est-il allé trop loin en appelant à faire barrage au parti qui a remporté le plus de voix aux dernières élections européennes et qui pourrait remporter la majorité aux élections législatives? Certains au sein du staff se pose la question. Faut-il que la FFF reprenne la main? Mais comment le faire sans pour autant brider la liberté d’expression des joueurs, devenus de plus en plus sensibles et expressifs sur les sujets de société? Les discussions sont intenses toute la journée. Philippe Diallo, le président de la FFF, appelle les deux leaders du groupe, le capitaine, Kylian Mbappé, et le vice-capitaine, Antoine Griezmann, pour connaître leur position. Le ministère des sports est également sondé. À 21h49, les téléphones des journalistes vibrent à nouveau. Dans un communiqué, la FFF s’associe "au nécessaire appel à voter, exigence démocratique" mais surtout "souhaite que soit comprise et respectée par tous sa neutralité en tant qu’institution, et ainsi que celle de la sélection nationale dont elle a la responsabilité. Il convient à ce titre d’éviter toute forme de pression et utilisation politique de l’équipe de France." Sera-t-il bien vécu dans le groupe? Pas forcément.

Mbappé: Thuram "n'est pas allé trop loin"

Le lendemain, veille de match, les Bleus prennent le bus direction Düsseldorf pour leur ultime entraînement avant d’entrer dans la compétition. Dernier entraînement et traditionnelle conférence de presse avec le coach et le capitaine. À 17h30, Kylian Mbappé débarque sur l’estrade casquette blanche vissée sur la tête, habillé du survêtement des Bleus. Tout le monde attend la position du capitaine de l’équipe de France. Pas connu pour s’échapper au moment de s’engager, Mbappé y va à fond: "On est dans un moment crucial. C’est un moment très important de l’histoire de notre pays. C’est une situation inédite. J’ai envie de m’adresser au peuple français. J’appartiens à une génération qui peut faire la différence. Les extrêmes aux portes du pouvoirs. J’appelle à aller voter. J’espère que ma voix va porter." Mais appelle-t-il clairement à voter contre le RN comme Marcus Thuram? "Je partage les mêmes valeurs que Marcus. Je suis avec lui. Pour moi il n'est pas allé trop loin. On a la liberté d’expression. Il a donné son avis. Je me range avec lui."

Les journalistes insistent. Mbappé précise: "Je suis contre les extrêmes. On a l’opportunité de choisir le futur de notre pays. Peut-être qu’il y a plein de jeunes qui ne se rendent pas compte. C’est pour ça que j’essaie de donner de la voix. L’urgence de la situation fait que aujourd’hui j’ai envie d’être fier de porter ce maillot le 7 juillet." Mbappé est en Allemagne pour disputer une compétition qui manque à son palmarès international. La première rencontre face à l’Autriche est importante, mais, même pour le capitaine des Bleus, elle pèse assez peu par rapport aux échéances électorales. "Le match de demain est très important. Mais la situation est beaucoup plus importante que le match de demain réagit le néo madrilène. C’est à nous les cadres de remobiliser le groupe. Demain on sera pour défendre les couleurs de notre pays. L’un n’empêche pas l’autre."

Les gouttes de sueur de Didier Deschamps

Onze minutes de conférence de presse quasi exclusivement consacrée à la situation politique. Pendant le show Mbappé face aux médias, Didier Deschamps patiente dans les coursives du stade et se présente enfin devant la presse. Le verbe est moins assuré que d’habitude. Rarissime, des perles de sueurs apparaissent sur son front. "Je ne vais pas commenter ce que disent les joueurs. C’est leur liberté. Certains vont dire c’est bien, d’autres c’est pas leur rôle… Demain le foot va réunir tout le monde", déclare-t-il visiblement impatient de parler plutôt de 4-3-3 ou 4-4-2. Mais les questions politiques s’enchaînent: sa phrase contre Le Pen en 1996, réaction à la récupération politique de quelque élus… Deschamps coupe son interlocuteur: "Attendez, c’était un autre contexte. Moi je suis déconnecté (de ce qui se dit dans les médias). Je vais pas réagir à des personnes que je ne connais pas. Nous on est uni. On va tout faire pour partager avec le public de belles émotions. Je suis sélectionneur. Mais je sais ce qu’il se passe dans notre pays."

En fin de conférence de presse, un journaliste étranger souhaite détendre l’atmosphère en demandant à Deschamps de réagir à la blague de Marcus Thuram quelques jours plus tôt qui avait dit en rigolant qu’il était plus beau que Kylian Mbappé après un lapsus d’un journaliste. "Ah il a même dit ça Marcus..." sourit Deschamps. Une réaction spontanée mais pas anodine. Le sélectionneur aurait-il préféré que Thuram s’étende moins sur un sujet aussi sensible, potentiellement perturbant dans la préparation et qui a entraîné beaucoup de réactions? En tous cas, les Bleus devront faire avec et plonger dans leur Euro malgré ce contexte inédit dans l’histoire de l’équipe de France.

Article original publié sur RMC Sport