Migrants morts dans la Manche : ces enquêtes jettent le trouble sur les responsabilités françaises

AT SEA, ENGLAND - AUGUST 04: An inflatable craft carrying migrants crosses the shipping lane in the English Channel on August 4, 2022 off the coast of Dover, England. Around 700 migrants crossed the channel from France on Monday, a record for a single day so far this year, bringing the total for 2022 to around 17,000. (Photo by Dan Kitwood/Getty Images)

MIGRANTS - Des échanges qui retranscrivent l’horreur. Le 24 novembre 2021, 27 migrants ont perdu la vie en tentant de gagner les côtes britanniques en partant de France dans une embarcation de fortune. Un an après l’ouverture de l’information judiciaire visant à faire la lumière sur ce drame, Le Monde a pu avoir accès aux communications enregistrées cette nuit-là entre le bateau naufragé et le Cross, centre régional opérationnel de surveillance et de sauvetage maritimes (Cross) Gris-Nez (Pas-de-Calais).

Les enregistrements retranscrits dans un article publié ce dimanche 13 novembre, posent question sur l’absence d’intervention des secours français est questionnée, alors même que les occupants du bateau ont appelé le Cross à de très nombreuses reprises en l’espace d’environ trois heures. Le Monde note que les secours britanniques ont également été contactés, mais que le compte rendu de leurs activités n’a pas encore été joint à l’enquête.

Des informations corroborées par un documentaire britannique, The Crossing, qui sera diffusé au Royaume-Uni ce lundi 14 novembre sur ITV. Comme le note The Guardian, l’équipe qui a mené l’enquête pour ce reportage a pu avoir accès aux documents juridiques internes décrivant minute par minute les événements de cette nuit, sur la base du journal d’urgence des garde-côtes français.

Malgré de multiples appels, il apparaît qu’aucun moyen de sauvetage n’a été envoyé au secours de l’embarcation. Selon Clément G., chef de quart au Cross, le drame s’est déroulé lors d’« une grosse nuit de migrants », a-t-il expliqué lors de son audition par les enquêteurs de la section de recherche de la gendarmerie maritime de Cherbourg (Manche). Une vingtaine d’embarcations ont en effet appelé cette nuit-là. Ce qui aura peut-être pu contribuer au fait que les équipes du Cross n’ont pas véritablement pris la mesure du danger que les occupants du canot étaient en train d’encourir.

« Ah bah t’entends pas, tu seras pas sauvé »

De fait, dans la retranscription des appels, le Cross a considéré que la trajectoire dudit canot, se dirigeant vers les côtes anglaises, en faisant une priorité britannique. Le Monde évoque par ailleurs « un contexte d’économies de moyens face à des traversées nombreuses ».

« On a besoin d’aide, s’il vous plaît. Aidez-nous s’il vous plaît », a supplié l’un des naufragés en ligne avec le Cross. « Si je n’ai pas votre position je ne peux pas vous aider, a répété plusieurs fois l’opératrice au bout du fil. Envoyez-moi votre position maintenant et je vous envoie un bateau de secours dès que possible ».

Mais une fois la localisation envoyée, aucun bateau de secours n’a été dépêché. À la place, l’opératrice a saisi le centre de coordination des secours anglais, à Douvres. « J’ai un canot à côté de votre secteurJe vous donnerai sa position car c’est à 0,6 mile nautique [des eaux anglaises] », a-t-elle dit.

Là encore, personne ne vient, chaque camp s’entêtant à se renvoyer la balle. Les secours Français passeront même un second appel, à 2h28, à leurs confrères britanniques pour signaler l’embarcation. Mais selon des documents relayés par le Guardian, à 2h44, les gardes-côtes anglais signalent à Gris-Nez que la tonalité du téléphone d’un passager est française et qu’ils considèrent donc l’embarcation comme dans les eaux françaises.

Lors de son audition en garde à vue, un des survivants, Ahmad Shexa, a rapporté que les secours anglais leur avaient indiqué que « le temps qu’ils arrivent sur place, les vagues nous auraient menés dans les eaux territoriales françaises, et donc ils ne sont pas venus ».

Vers 3h30, un passager appelle pour dire qu’il est « dans l’eau ». Le Cross insiste : « Oui, mais vous êtes dans les eaux anglaises. » Au moment où l’opératrice tente de transférer l’appel à Douvres, la communication coupe et on l’entend alors dire en aparté : « Ah bah t’entends pas, tu seras pas sauvé. J’ai les pieds dans l’eau, bah… Je t’ai pas demandé de partir. »

Vers 4h du matin, lors d’un énième appel à l’aide, l’opératrice demande à nouveau la localisation.

« Le travail a été bien fait »

Cette nuit-là, sur les 34 passagers, seuls deux ont pu être repêchés vivants et cinq n’ont pas été retrouvés. Parmi les victimes, six femmes et une fillette. Comme le souligne Le Monde, c’est le naufrage le plus grave survenu depuis que des migrants entreprennent de rejoindre l’Angleterre à bord de canots pneumatiques de fortune.

La porte-parole de la préfecture maritime, Véronique Magnin, interrogée par Le Monde, explique qu’« aucun élément ne nous permet de penser qu’il n’y a pas eu de coordination entre les deux centres opérationnels ». « À notre niveau, nous n’avons pas eu de retour d’enquête pour faire le lien entre les échanges de cette nuit-là et l’embarcation naufragée. » « Je pense que le travail a été bien fait avec les moyens dont on dispose, a expliqué à aux enquêteurs Clément G. Je pense que ces pauvres gens n’ont pas eu de chance. »

« Consternation » chez les associations

Plusieurs associations d’aide aux migrants ont dit ce lundi leur « consternation » après les révélations jugées « insupportables » du journal Le Monde. « C’est la consternation de voir qu’il y a eu beaucoup d’énergie donnée par les deux côtés, français et britannique, pour démontrer que c’était à l’autre partie de prendre en charge le secours et le sauvetage », a commenté Lydie Arbogast, responsable des questions européennes à la Cimade, association de soutien aux migrants et réfugiés. Celle-ci dénonce « la militarisation de cette frontière » alors que France et Royaume-Uni ont scellé ce lundi un nouvel accord contre les traversées de migrants dans la Manche.

« Les équipes du CROSS Gris Nez mettent tout en œuvre pour sauver des vies humaines au quotidien, c’est leur credo. Pour avoir passé une nuit avec eux, ils ont tout mon soutien », a déclaré à l’AFP le vice-amiral d’escadre Marc Véran, préfet maritime de la Manche et de la mer du Nord.

« Les tristes évènements du 24 novembre dernier qui ont vu périr 27 personnes en mer sont bouleversants et font toujours l’objet d’une enquête ; elle seule permettra d’établir les faits », a-t-il ajouté, en rappelant les nombreux sauvetages sous l’égide du Cross « dans une des mers les plus dangereuses du monde ».

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