"Le matériel fait beaucoup mais...": quelle est l'influence réelle du vélo sur la performance dans le Tour de France?

À ce rythme, il n'aura bientôt plus de place sur le corps. Habitué à se faire tatouer les plus beaux succès de son équipe, Julien Jurdie, directeur sportif de Decathlon-AG2R La Mondiale, n'avait sans doute pas anticipé une telle moisson cette année. Depuis janvier, ses hommes ont déjà ramené vingt-six bouquets à la maison. Soit dix-sept de plus que sur l'ensemble de 2023. Avant d'attaquer le Tour de France 2024 ce samedi à Florence, seuls les Lidl-Trek et les UAE du glouton Tadej Pogacar affichent de meilleures statistiques au sein du World Tour.

Cette forme canon, la formation chambérienne la justifie à la fois par la restructuration opérée en interne avec l'arrivée de Decathlon comme sponsor-titre, la dimension prise par son taulier Benoît Cosnefroy et l'éclosion d'une génération pleine de promesses portée par Valentin Paret-Peintre, vainqueur d'étape sur le dernier Giro, et Paul Lapeira, fraîchement couronné champion de France sur route. Difficile également de ne pas mentionner le rôle joué par le nouveau vélo Van Rysel. En interne, les compliments pleuvent au sujet de cette machine pensée, testée et assemblée à Lille par la filiale haut de gamme de Decathlon, et que la concurrence scrute aujourd’hui avec attention.

"AG2R n'est pas passé d’un Eddy Merckx en ferraille à une Ferrari"

Ce qui pousse naturellement à poser LA question: quelle est l'influence réelle du vélo dans les performances? "Je vous rassure, entre un bon vélo et de bonnes jambes, rien ne remplacera jamais de bonnes jambes. Si tu n'es pas bon et que tu affiches quatre kilos de trop sur la balance, tu ne gagneras pas, même avec le meilleur vélo du monde", sourit l’ancien coureur et manager d’équipe, Jérôme Pineau, qui a ouvert à Pornic (Loire-Atlantique) un magasin de cycles proposant des vélos de la marque américaine Specialized.

"Le Van Rysel est excellent, mais il n’est pas révolutionnaire. L’an dernier, AG2R n'avait pas des poubelles, ils étaient équipés par les Suisses de BMC, qui fait partie des valeurs sûres du peloton et pourtant ça ne marchait pas. Ce serait trop facile de rejeter toute la faute sur le matos. Ils ne sont pas passés d’un vieux Ridley ou d’un Eddy Merckx en ferraille à une Ferrari. La différence, c’est que désormais leur fournisseur s’occupe de produire leur vélo de A à Z. Ils ne vont plus chercher les chaînes d’un côté, les roulements et les pignons de l’autre. Le bricolage, qui avait fini par lasser Romain Bardet, c’est fini", appuie Pineau.

Il n’empêche, cela fait bien longtemps que les courses ne se jouent plus seulement sur les heures d'efforts avalées à l’entraînement et les capacités physiques des coureurs mais aussi sur la technologie. Popularisée par la Sky de Dave Brailsford au début des années 2010, la fameuse quête des "gains marginaux", à savoir l’addition de petites améliorations à différents niveaux censées bonifier les performances, s’est diffusée à l’ensemble du peloton. Et dans tous les domaines.

Bosser en soufflerie pour corriger les positions des coureurs est devenu la norme, comme développer des maillots toujours plus aérodynamiques et intégrer dans les staffs des nutritionnistes multidiplômés. Le vélo n'échappe pas à cette science du détail. Cadre, pneumatiques, braquets, pédalier, dérailleur: tout est étudié pour gagner en vitesse et en aérodynamisme. Au moment de prolonger ou de rejoindre une autre crèmerie, la question du matériel est bien souvent érigée en priorité par un leader dans les négociations, et chez les fabricants rien n'est laissé au hasard pour répondre à cette évolution fulgurante.

Une vraie pression pour les fabricants

Les ingénieurs de Van Rysel ont ainsi conçu leur bébé en collaborant avec une entreprise spécialiste de l’aéro (Swiss Side) et avec l’Onera, l'Office national d'études et de recherches aérospatiales, connu notamment pour ses travaux... sur l'avion de combat Rafale.

"Ils construisent aussi des fusées et on leur a demandé de construire un vélo. Ils ont trouvé le challenge hyper intéressant", nous expliquait en mai Nicolas Pierron, créateur et patron de Van Rysel.

Résultat, le bolide élaboré dans le Nord, qui fait l'objet d'échanges réguliers entre coureurs et mécanos, est décrit dans le peloton comme "ultra rapide" et "nerveux comme il faut". "Bien sûr que c’est l’athlète qui gagne les courses et pas le vélo, il faut l’avoir en tête. Mais dans notre sport, l'approche est extrêmement scientifique à tous les niveaux, de l’entraînement à la réflexion autour du matériel. On ne peut pas se permettre de proposer un vélo qui ne soit pas à la pointe. Il faut pouvoir innover sur les boyaux, les roues, les plateaux, bref sur chaque petite chose qui peut permettre un gain de vitesse. Quand j'étais coureur, on se focalisait sur le poids du vélo et sa rigidité. Aujourd’hui, on regarde tout. Parce que ça peut faire la différence dans une montée, une descente, au bout d'un sprint, et parce que le coureur doit avoir la conviction qu'il a le meilleur matos. Sinon, ça va générer chez lui un doute dans sa capacité réelle à pouvoir lutter à armes égales avec ses adversaires", expose Cyril Dessel, vainqueur d'étape sur le Tour 2008 et actuel directeur sportif chez Decathlon-AG2R La Mondiale.

C'est sans doute cette confiance envers sa bécane, et pas seulement les zéros alignés sur le contrat, qui a récemment convaincu Mathieu Van der Poel de rempiler jusqu'en 2034 (!) avec les Allemands de Canyon. Une relation de fidélité rappelant celle entre Peter Sagan et Specialized, le Slovaque ayant endossé le rôle d'ambassadeur à vie de la firme américaine.

Quant à Tadej Pogacar, on l'a vu en mars dernier soulever fièrement son Colnago V4RS au moment de franchir la ligne en premier sur les Strade Bianche, comme une réponse indirecte - et un coup marketing - aux critiques formulées à l'encontre de son fournisseur italien. "Si Pogacar monte demain sur un vélo de Visma, Ineos ou Soudal-Quick Step, les autres n'auront aucune chance. Avec un de leurs vélos, un Cervélo, un Pinarello ou un Specialized, il pourrait pédaler 2km/h plus vite", avait lancé en 2023 le Belge Dirk De Wolf, vainqueur de Liège-Bastogne-Liège en 1992, rejoint dans ses propos par la légende Tom Boonen.

"Colnago rattrape son retard, mais ils ont toujours un vélo de la vieille école, ils ne maîtrisent pas encore le truc sur l'aéro", avait embrayé le champion du monde 2005, avant de rétropédaler.

Preuve de la sensibilité du sujet, et de la dimension prise par cette guerre technologique entre fabricants, Colnago avait répliqué en invitant Boonen à venir tester ses vélos et en mettant en avant les "millions d'euros" dépensés en recherche et développement depuis le début de son partenariat avec UAE Emirates. Mais alors quels sont les éléments clés d'un excellent vélo? Quel composant a le plus d'influence? Peut-être le cadre dont l'aérodynamisme peut se révéler déterminant sur le plat et plus particulièrement en contre-la-montre? Le pneu puisqu'il est en liaison directe avec le sol? Ou bien la tige de selle qui doit pouvoir encaisser la position physique du coureur?

"Les roues sont un point capital, et plus globalement tout ce qui vient tout de suite en confrontation avec l'air comme la fourche, le guidon, le tube de direction... Il faut aussi trouver le bon équilibre avec le triangle arrière et la boîte de pédalier. Mais il ne faut pas croire qu’un coureur cartonne simplement parce qu’il a un super vélo. Et inversement s’il a de mauvais résultats", nuance Frédéric Grappe, directeur de la performance chez Groupama-FDJ.

"Le matériel fait beaucoup mais ne fait pas tout"

"Il est beaucoup de question de l’aérodynamisme dans l'évolution du matériel. Sauf qu'on oublie souvent que le coureur a une influence considérable en fonction de sa position sur son vélo. Prenons un coureur qui court à 50km/h les bras tendus sur son guidon, et ce même coureur qui court à 50km/h en ayant le bon réflexe d'avoir les coudes fléchis et les mains aux cocottes. On aura entre 70 et 80 watts de différence, ce qui est énorme. Le coureur représente 70% de la résistance de l’air (ou traînée aérodynamique), le vélo prend les 30% restants", poursuit-il.

Avant d'imaginer une autre situation: "Prenons une montée de col qui dure une demi-heure. L'aéro va très peu peser. En revanche, si à chaque coup de pédale ton vélo ne répond pas bien en retour quand tu le déformes, c’est un paquet de quantité d’énergie mal dépensée. Ça peut être cinq watts qui s’échappent sur chaque coup de pédale si le vélo est trop raide, trop dur, et que le retour élastique n'est pas bon. Donc, oui, le vélo a son importance, comme le morphotype du coureur, sa position et les conditions de course. Mais dire qu'on a obtenu tel ou tel résultat avant tout grâce à son vélo, c'est faux."

Exemple à l'appui, Jérôme Pineau va encore plus lui et se veut catégorique: "Un bon vélo ne fait pas gagner des courses. Il peut plus faire perdre que gagner. J’ai souvent eu le débat avec mes coureurs chez B&B Hotels. On a fait notre plus beau Tour de France sur un KTM. La haute performance se fait sur des machines réglées au millimètre, certaines marques sont au-dessus des autres et permettent d'attirer des stars, mais un coureur moyen sur un super vélo ne deviendra pas un super coureur. Le matériel fait beaucoup mais ne fait pas tout. Donnez n'importe quel vélo ou presque à l'excellent coureur qu'est Paul Lapeira, avec sa fougue et son talent il gagnera quand même." Chiche sur le Tour de France?

Article original publié sur RMC Sport