Lycées : le clivage public/privé, au cœur de la ségrégation scolaire
Depuis les années 1980, le système scolaire français accueille de plus en plus d’élèves, pour une durée de plus en plus longue, et les lycées généraux et technologiques (GT) n’ont pas échappé à ce processus de massification. Les bacheliers de ces établissements représentaient 30 % de leur génération en 1985 ; cette proportion a doublé pour atteindre 61 % en 2021.
Cette démocratisation indéniable masque cependant des inégalités réelles en termes scolaires, qu’il s’agisse de la réussite à l’examen ou de l’obtention d’une mention, mais aussi du point de vue de l’origine sociale. Les travaux de sociologie de l’éducation ont montré à l’envi combien celle-ci pèse sur les chances de réussite des élèves.
Ces inégalités jouent entre élèves, mais également entre établissements. Jusqu’à récemment, faute de données disponibles, les travaux sur ce deuxième aspect se sont focalisés sur les collèges et ont démontré l’existence d’un phénomène de ségrégation socio-scolaire.
La publication en 2022 des données du ministère de l’Éducation nationale concernant la composition sociale des lycées nous a permis de montrer que les lycées généraux et technologiques sont également touchés par ce processus ségrégatif. Celui-ci est en grande partie imputable à la concurrence entre établissements publics et privés (au bénéfice de ces derniers) et aux stratégies déployées autant par les établissements privés que par les familles qui y scolarisent leurs enfants.
Une ségrégation sociale et scolaire entre lycées privés et lycées publics
Tout d’abord, il convient d’insister sur le fait que le taux élevé de réussite au baccalauréat général et technologique, qui atteignait 95,3 % en moyenne dans les établissements en 2022, masque des inégalités entre lycées, observables au travers des différences de taux de réussite, mais surtout de taux de mention (63,3 % pour l’ensemble des établissements en 2022). Or, comme le montre le tableau 1, ces inégalités entre établissements sont étroitement liées à l’origine sociale des élèves qu’ils accueillent (mesurée par l’indice de position sociale (IPS), indicateur élaboré par l’Insee à partir de la profession des parents).
Plus l’IPS moyen des lycées est élevé, donc l’origine sociale des élèves favorisée, plus le taux de réussite et surtout de mentions au baccalauréat est élevé. En outre, les établissements situés aux deux extrémités de la hiérarchie scolaire se caractérisent par un faible indice d’hétérogénéité sociale (IHS), donc par un faible niveau de mixité sociale. Les lycées généraux et technologiques sont donc bien ségrégués socialement.
Or, cette ségrégation est manifestement liée à la distinction entre lycées privés et publics : si les lycées privés représentent en effet un tiers (33,4 %) de l’ensemble des établissements de notre corpus, ils constituent la très grande majorité (85,8 %) des lycées les plus favorisés et les plus homogènes (IPS > 125 et IHS < 32) et seulement une petite minorité (13,5 %) des moins favorisés (IPS < 105).
Des configurations locales plus ou moins ségrégatives
Comprendre les mécanismes qui aboutissent à cette ségrégation suppose d’analyser les configurations locales qui président à la répartition des élèves entre lycées publics et privés. Notre travail montre que l’ampleur de la ségrégation sociale entre public et privé est en réalité très variable, et qu’elle est favorisée en particulier par la proximité géographique entre établissements (plus forte en milieu urbain qu’en milieu rural).
De fait, les grandes villes françaises sont toutes marquées par une ségrégation marquée entre public et privé, si bien que des lycées très proches géographiquement peuvent être fortement éloignés socialement. Pour ne prendre qu’un seul exemple, dans le centre-ville de Lille, commune qui compte 8 lycées généraux et technologiques privés et 7 publics, le lycée public Fénelon est marqué par un recrutement social de niveau moyen (IPS = 114,3) et très mixte (IHS = 40,3), tandis que le lycée privé Thérèse d’Avila, distant de 850 m seulement, recrute des élèves en moyenne incomparablement plus favorisés (IPS = 144,5) et bien plus homogènes (IHS = 26,4).
Toutefois, le degré de ségrégation entre lycées publics et privés en milieu urbain dépend également de l’ampleur des inégalités de niveau de vie parmi la population. C’est en effet dans les plus inégalitaires des grandes villes, telles Boulogne-Billancourt et Paris, que la distance sociale entre lycées privés et lycées publics est la plus grande et, inversement, dans les villes les moins inégalitaires comme Le Havre et Dijon qu’elle est la plus faible.
En d’autres termes, dans les grandes villes, le recrutement des lycées privés est d’autant plus homogène (et favorisé) que leur population est hétérogène. Expliquer ce paradoxe apparent suppose de se pencher sur les stratégies parentales, mais aussi sur celles des lycées privés eux-mêmes.
Des stratégies familiales visant l’accumulation de capitaux
Si les familles les plus favorisées tendent à faire le choix du privé, on peut faire l’hypothèse que c’est notamment dans l’objectif d’offrir à leurs enfants un capital social dont le volume dépend certainement du degré d’entre-soi dans lequel ils baignent. Une illustration particulièrement spectaculaire en est le lycée privé parisien La Rochefoucauld. Situé dans le très privilégié 7e arrondissement, ce lycée (IPS : 153,2 ; IHS : 14,9) semble constituer un moyen pour les familles dominantes locales de resserrer leurs liens et de se séparer du reste de la population, relégué dans le lycée public voisin Victor Duruy pourtant distant de seulement 1,6 km, et lui-même assez privilégié, mais beaucoup plus mixte (IPS : 142,3 ; IHS : 32,9).
À la recherche de l’entre-soi s’ajoute celle du prestige. Les lycées privés situés en haut de la hiérarchie socio-scolaire recourent en effet à une communication institutionnelle cherchant à manifester leur prestige et leur capacité à le transmettre à leurs élèves. Leur blason rappelle ainsi bien souvent les armoiries de la noblesse, voire en est directement inspiré, comme celui du lycée parisien Franklin.
En plus des taux – très élevés – d’obtention et de mention obtenus au baccalauréat, nombre de ces établissements font également valoir sur leur site Internet l’ancienneté de leur action éducative en s’inscrivant bien souvent dans une histoire immémoriale qui fait écho à l’ancienneté des familles dominantes dans le champ du pouvoir.
Tous ces éléments leur permettent de s’afficher comme des établissements d’élite, destinés à accueillir les enfants de l’élite. Dans ce cadre, l’inscription de leurs enfants dans ces établissements est, pour les familles des classes dominantes, un moyen d’acquérir et d’entretenir un capital symbolique qu’elles valorisent fortement.
Cela étant dit, si ces établissements parviennent à séduire ces familles, c’est aussi parce qu’ils leur offrent des contenus pédagogiques conformes à leurs attentes. Nombre d’établissements privés mettent en effet l’accent dans leur offre de formation sur des dispositifs favorisant la construction ou l’entretien d’un « capital culturel international », en particulier concernant la maîtrise de la langue anglaise, au point de s’inscrire dans des programmes internationaux payants permettant de faire accéder les élèves à des doubles diplômes de baccalauréat franco-britannique ou franco-états-unien.
Plus généralement, les savoirs et surtout les savoir-faire constitutifs du capital culturel que ces établissements ambitionnent de transmettre (pousser chaque élève à « donner le meilleur de lui-même », promouvoir l’« esprit d’équipe » et la construction d’expériences visant à « développer un véritable esprit de “promo) entrent en résonance avec les logiques contemporaines du discours managérial.
Tous ces éléments confirment que la co-existence d’établissements publics et privés contribue de manière structurelle à la ségrégation socio-scolaire qui frappe les lycées généraux et technologiques. Mettre ainsi en évidence l’intérêt que trouvent les familles les mieux dotées à opter pour le privé permet par ailleurs de saisir une source clef des résistances rencontrées par toutes les tentatives visant à renforcer la mixité sociale des établissements scolaires. Et de pointer indirectement le rôle du politique dans la ségrégation qui les affecte.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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David Descamps ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.