Linguistique, éducation… Quand les médias confondent opinion et expertise

« Moi je suis amoureux de la langue française. J’ai envie que la langue française reste comme elle est. Je ne vois pas pourquoi on transformerait. Je suis partisan de la richesse, de la beauté des mots comme on les a lus, comme on les a appris ! »

Cette récente saillie de Pascal Obispo signe une tendance largement partagée : les individus sont souvent amenés à penser que leur expérience personnelle leur confère une expertise dans un domaine. C’est particulièrement le cas pour la langue et l’éducation. Les médias partageraient-ils cette perception ? Ils font facilement appel aux chercheurs pour traiter des actualités liées à la santé, à la politique et à l’économie, mais on observe une certaine confusion lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets relevant d’autres sciences humaines et sociales.

L’expertise des chercheurs a-t-elle la même fonction que d’autres discours sur les plateaux télévisés ? Plutôt que de s’intéresser directement au statut des individus (experts, chercheurs, etc.), les sciences du langage analysent la manière dont les discours publics sont perçus. On examinera ici le statut de ces discours d’expertise en cherchant à comprendre leur nature – oscillant entre opinion basée sur une expérience personnelle et expertise répondant aux critères scientifiques de la recherche – et leur positionnement dans les débats publics.

Prenons le cas de l’analyse de la langue, qui fait l’objet d’un intérêt particulier dans les médias en France. Cet engouement est étayé par la participation de différents linguistes aux questions sociétales : Maria Candea sur le fait que le langage est politique, Philippe Blanchet concernant la glottophobie, Bernard Cerquiglini ou Anne Abeillé sur l’évolution des langues, Mathieu Avanzi sur le français de nos régions, Jean Pruvost sur les dictionnaires et Laélia Véron sur la langue dans une chronique radio humoristique.

Cette présence médiatique peut sembler importante, mais elle se concentre sur des thématiques spécifiques, parfois en raison d’une actualité brûlante : la polarisation autour de certaines évolutions de la langue, par exemple. Et elle reste périphérique. Sur cette thématique, les « experts-profanes » sont légion. Pour le média Slate.fr, l’Académie française « comblerait également un vide médiatique laissé par les sciences du langage ». En effet, celle-ci critique régulièrement les évolutions de la langue française dans une vision décliniste. Or, sa légitimité à parler de la langue est régulièrement mise en cause du fait de l’écrasante majorité de non-linguistes en son sein. Lassé de la « désinformation sur la langue » et des « paniques morales propagées sans rencontrer de discours contradictoire », le collectif des linguistes atterré·e·s publie en 2023 un court ouvrage revendiquant que « le français va très bien, merci ! » Mais ce tract est rapidement contesté par une tribune dans Le Figaro intitulée « Le français ne va pas si bien, hélas ».

Maria Candea remarque que les médias ont peu tendance à se tourner vers des linguistes (ou leurs travaux) pour vérifier, au moyen de données issues de la recherche, des idées communément admises alors qu’il s’agit parfois de lieux communs.

Sur les plateaux, opinion = expertise ?

Dans les médias, opinions et expertises semblent par moments se valoir. Une émission « Déshabillons-les » propose ainsi :

« Des images décodées et mises en perspective par des experts qu’ils soient communicants, linguistes, psychologues, politologues mais aussi par les politiques eux-mêmes. »

On note cependant parfois un mélange des genres avec une confusion sur ce que serait un discours d’expert, comme c’est le cas d’une tentative d’analyse de l’anglais du président Emmanuel Macron par une intervenante dont « l’expertise » viendrait de sa nationalité (américaine) et son métier (enseignante d’anglais). Le discours se transforme rapidement en une évaluation relativement imprécise, basée sur des arguments intuitifs plutôt que sur une grille de lecture spécifique :

« C’est pas un accent tout à fait français, ni c’est un accent qui est un peu… c’est comme… il essaie un peu trop d’avoir un accent et des fois ça passe pas. »

L’INA a répertorié les intervenants sur l’éducation dans les médias entre 2010 et 2015. Si sur 72 intervenants, une quarantaine sont enseignants-chercheurs, seuls trois ont une spécialité en lien direct avec l’éducation (formation des enseignants, sciences de l’éducation). Douze se dédient à la politique, onze aux lettres/littérature, six à l’histoire géographie, quatre à la philosophie et c’est le reflet du prisme pris par les médias sur cette question. Dix-huit enseignants (dont une partie importante d’agrégés) ont également été invités. Ces intervenants combinent la plupart du temps leur fonction académique avec celle de politique, écrivain, essayiste, éditeur ou encore réalisateur – ce qui brouille encore plus la fonction de ces discours.

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Même des chaînes qui ne courent pas après le divertissement du spectateur tombent dans ce travers. En 2023, sur Public Sénat, pour une émission sur la thématique « École : des réformes passéistes » les invités sont un sénateur, une éditorialiste, une agrégée d’histoire-géographie et un ancien professeur d’anglais ayant quitté l’Éducation nationale.

Ce dernier, qui est invité à l’occasion de la sortie de son livre, relate sa formation d’il y a plus de 10 ans, sans que ne soit mise en perspective une vision sur les multiples réformes engagées dans cette période (masterisation, création des écoles supérieures du professorat et de l’éducation puis INSPE) qui ont bouleversé la formation initiale et continue des enseignants. Il s’agit donc, tel qu’il est présenté, d’un discours de témoignage basé sur l’expérience vécue, et non d’une expertise ayant une vocation de généralisation.

Même constat en septembre 2023, lorsque le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal réintroduit des sujets récurrents dans le débat public : port de l’uniforme, séparation de groupes de niveaux, (re)création d’une École Normale, etc. Si les réactions à ces annonces de la part des acteurs du terrain de l’éducation ont été nombreuses, l’absence de visibilité des chercheurs du domaine (sciences de l’éducation et de la formation, didactique des différentes disciplines) et plus encore des formateurs des Instituts Nationaux Supérieur du Professorat et de l’Éducation (INSPE, ex–Ecole Normale ou IUFM) pose question, puisqu’ici encore leurs discours ne sont pas médiatisés.

Prendre la parole à la TV : un combat de voix

Les médias, forts de la nécessité de maintenir l’attention du public par le spectacle, peuvent considérer ces sujets en sciences humaines (la langue, l’école) comme des « prétextes », en orientant leur traitement vers des approches clivantes. Pour cela, le recours à des invités dont le discours est tranché (notamment en pour/contre) s’avère un bon moyen de générer des débats voire des polémiques, alors même que le discours scientifique fait une place centrale au doute. Avec cette concurrence effrénée des « experts plateaux » parfois autoproclamés, friands de médiatisation quel que soit les sujet, les connaissances médiées deviennent plus superficielles, et les discours d’informations peuvent alors relever de l’ultracrépidarianisme, c’est-à-dire « l’art de parler de ce qu’on ne connaît pas ».

Or, la temporalité des sciences n’est pas celle des médias, et la posture des experts-chercheurs diffère des autres experts, puisque si la « recherche vise à augmenter progressivement, suivant un rythme souvent lent, le stock de connaissances, l’expertise se fait sur le temps court ». Et l’expertise est d’ailleurs tributaire d’une instance qui la sollicite : le discours scientifique nécessite une mise en débat avec les pairs, une prise en compte précise des connaissances actuelles et évolutions possibles. Les experts-chercheurs délivrent ainsi une analyse située, ce qui nécessite une méthodologie, des outils théoriques, et un peu plus de temps parfois que ne peuvent exiger les agendas médiatiques.

Cette réflexion n’amène pas à penser qu’il y aurait une hiérarchisation à faire entre les discours dans les médias. Elle s’intéresse à la manière dont ces discours peuvent être perçus comme plus ou moins experts et leur impact sur l’opinion. À ce titre, notons qu’il existe une hiérarchisation implicite de ces discours. On ne permet pas à certains de s’exprimer, par exemple, les « jeunes » qui « appauvriraient la langue », tandis que la perception du discours des autres peut être biaisée par des représentations – les enseignants qui « résisteraient en permanence au changement ». Le rôle de l’expert-chercheur en sciences du langage est aussi d’analyser ces rapports de pouvoir et parfois de les rééquilibrer.

En matière d’éducation ou de langue, la multiplication conséquente des « experts-profanes » pose des questions pour le débat public, notamment face aux (non) interventions des experts-chercheurs. Si le « profane » ne doit pas être « condamné à vivre sous tutelle des experts, à ne pas penser par lui-même », la mise en valeur des méthodes scientifiques auprès du grand public dans les médias pourrait amener à l’identification d’experts en éducation ou en langues. Cela clarifierait, sans forcément tout résoudre, la distinction entre expertise et opinion, notamment sur des sujets qui se trouvent simplifiés ou caricaturés.

La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.

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