De l’annexion de la Crimée à la guerre en Ukraine, Vladimir Poutine utilise la même propagande mensongère depuis dix ans

Ce que l’annexion de la Crimée en 2014 nous dit de la guerre en Ukraine (Photo de Vladimir Poutine)
RAMIL SITDIKOV / AFP Ce que l’annexion de la Crimée en 2014 nous dit de la guerre en Ukraine (Photo de Vladimir Poutine)

UKRAINE - Un morceau de territoire volé, des mensonges martelés et, quelques années plus tard, l’histoire qui semble se répéter. Le 18 mars 2014, la Russie annexait la Crimée devant une communauté internationale abasourdie et une Ukraine ébranlée. Ce jour-là, Vladimir Poutine signait le Traité d’adhésion de la République de Crimée à la Russie, acte qui n’est reconnu ni par la communauté internationale ni par l’ONU. Hasard du calendrier, cet anniversaire survient au lendemain de la réélection du président russe à la tête de la fédération avec un score jamais vu, dans un scrutin faussé qui ne présentait aucun suspense.

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Difficile de ne pas faire de parallèle entre les événements de 2014 et la guerre qui fait toujours rage en Ukraine dix ans plus tard. Pas en termes de pertes humaines –l’annexion de la Crimée en elle-même a fait sept morts, tandis que la guerre dans le Donbass de 2014 à 2022 a fait 14 300 victimes et l’invasion russe depuis février 2022 a coûté la vie à plus de 30 000 soldats ukrainiens– mais le modus operandi de Vladimir Poutine reste le même d’une décennie à l’autre : marteler des mensonges et manipuler la réalité. Une spécialité du Kremlin.

Pour Anne de Tinguy, professeure des universités émérite à l’Inalco et chercheuse au Centre de recherches internationales de Sciences Po, l’annexion de la péninsule ukrainienne est, une décennie plus tard, riche en enseignements pour Kiev comme pour la communauté internationale. Elle montre que le président russe « ment comme un arracheur de dents ». Autrice de l’ouvrage Le Géant empêtré - La Russie et le monde de la fin de l’URSS à l’invasion de l’Ukraine (éditions Perrin), l’experte a répondu aux questions du HuffPost.

« Vladimir Poutine ment comme un arracheur de dents » : comment cela s’est-il illustré dans l’annexion de la Crimée ?

Dans un premier temps, il a nié toute implication dans la situation en Crimée. Il a évoqué « un retour volontaire » de ce territoire vers la Russie et a affirmé que Moscou n’avait fait que réagir aux résultats du référendum du 16 mars 2014. Un pseudo-référendum dont la validité n’était reconnue que par Moscou. Un an plus tard, en mars 2015, il a avoué qu’il avait lancé les opérations en Crimée et donc qu’il était impliqué, sans pour autant modifier son analyse du rattachement « volontaire ».

Autre mensonge : les fameux « petits hommes verts » qui sont intervenus en Crimée. Vladimir Poutine a nié toute intervention militaire russe dans la péninsule ainsi que dans le Donbass où la Russie est intervenue quelques semaines plus tard. Sauf que la plupart de ces hommes étaient en fait des membres des forces spéciales et aéroportées russes qui ne portaient pas
d’insignes permettant de les identifier.

L’un de ses arguments était également que la Crimée était russe, selon lui. Tout comme il affirme aujourd’hui que l’Ukraine est une « petite Russie »...

Sur ce point, le mensonge rejoint la propagande, et celle-ci a été très efficace. Vladimir Poutine et beaucoup d’autres dirigeants russes ont martelé –et continuent à le faire– que la Crimée a toujours été russe. C’est faux ! La Crimée a appartenu aux Tatars de Crimée pendant au moins quatre siècles. Elle a ensuite été annexée par la Russie en 1783 puis, en 1954, elle a été cédée à l’Ukraine. De plus, la population n’y est devenue majoritairement russe qu’après les déportations staliniennes des Tatars de Crimée [vers l’Ouzbékistan et la Sibérie] pendant la Seconde guerre mondiale.

Cette réécriture de l’histoire a été très profitable à la Russie, dans la mesure où elle a été largement acceptée à l’étranger. Ainsi, en France, un nombre très important de gens continuent aujourd’hui à affirmer que la Crimée est russe et l’a toujours été.

Pour l’invasion de l’Ukraine en 2022, Poutine a notamment justifié l’envoi de ses troupes par la volonté de protéger les populations russophones dans l’Est du pays. N’était-ce pas ce qu’il avait déjà fait en 2014 ?

Oui, et il a menti également sur ce point. Il a justifié l’intervention de la Russie en Crimée et à partir de 2014 dans le Donbass par la nécessité de protéger les populations russophones de ces régions, alors qu’elles n’avaient absolument pas besoin de l’être. Argumentaire qu’il a repris en 2022. Ses actions ont été facilitées par la propagande, par le mensonge et par une politique d’infiltration de longue date dans ces régions comme dans tout le pays.

La présence de populations russes a été instrumentalisée par le Kremlin en 2014 comme en 2022. Quand on réfléchit à cela, on comprend beaucoup mieux les peurs qu’expriment actuellement les pays baltes, notamment l’Estonie et la Lettonie, sur le sol desquels réside une importante minorité russe.

Sont-ils en dangers, selon vous ?

Le risque que la Russie ait recours dans ces deux pays aux mêmes procédés existe bel et bien. Pour tenter de déstabiliser ces États, Poutine n’a pas besoin de faire intervenir ses chars. Il peut affirmer qu’il doit protéger les minorités russes supposément menacées et faire marcher la propagande.

Si la Russie arrivait temporairement ou définitivement à remporter des succès en Ukraine, nous aurions des soucis à nous faire. Et les premiers pour lesquels je m’inquiéterais, ce sont la Moldavie et la Géorgie. Ces deux États se sont, comme l’Ukraine, tournés vers l’Europe et ont, comme l’Ukraine, le statut de pays candidat à l’Union européenne. Or ils font partie de ce que la Russie considère être sa zone d’influence.

L’histoire est vouée à se répéter...

C’est à nous, Occidentaux, de faire qu’il en soit autrement. Et la situation aujourd’hui est très différente de ce qu’elle était en 2014. Jusqu’en 2022, Moscou a pu penser que violer le droit international et l’intégrité territoriale avait, en définitive, des conséquences assez faibles et limitées. Les Occidentaux ont rouspété, mais sont vite revenus à leur politique de dialogue et de coopération avec la Russie. Le Kremlin en a probablement conclu qu’il pouvait continuer à agir en toute impunité. Cela lui a valu de faire en 2022 plusieurs erreurs de jugement majeures.

Le Kremlin a alors pensé pouvoir agir comme en 2014, c’est-à-dire intervenir à nouveau en Ukraine en toute impunité. Il n’a anticipé ni la résistance farouche des Ukrainiens, déterminés à défendre leur territoire et leur indépendance, ni la très forte mobilisation des Occidentaux aux côtés de l’Ukraine. Aujourd’hui la situation est très différente de ce qu’était en 2014. La forte combativité de l’Ukraine et les réactions des Occidentaux ont changé la donne.

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