Législatives 2024 : Face à la possible victoire du RN, pourquoi la recherche française ne s’engage pas

Deux ans après s’être engagée contre le RN, pourquoi la recherche française traîne des pieds
JULIEN DE ROSA / AFP Deux ans après s’être engagée contre le RN, pourquoi la recherche française traîne des pieds

POLITIQUE - « Nous souhaitons alerter nos concitoyens sur l’immense danger que représenterait l’élection de madame Le Pen à la présidence de la République. » Il n’y avait aucune ambiguïté dans la tribune écrite en 2022 par un collectif réunissant 70 chercheurs et enseignants, publié dans Le Monde. Il n’y en avait pas non plus dans un texte de 2017, signé cette fois par les présidents de neuf instituts de recherche parmi les plus prestigieux que compte le pays : CNRS, INSERM, Ifremer, INRA…

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À l’époque, la possibilité de voir le Rassemblement national accéder au pouvoir était certes faible, mais réelle. En ce début d’été 2024, point de texte. Alors que le risque est majeur, si l’on se fie aux sondages qui vont parfois jusqu’à envisager une majorité absolue pour Jordan Bardella et son parti d’extrême droite à l’Assemblée nationale. Et si c’était justement là le problème ?

Les scientifiques en ordre dispersé

Certes, des initiatives individuelles ont eu lieu. On ne compte plus les scientifiques, surtout ceux spécialisés dans l’environnement et le climat, qui ont pris position contre l’extrême droite. Les climatologues Christophe Cassou et Jean Jouzel ont appelé sans réserve à faire barrage à l’arrivée du RN au pouvoir, au motif des positions rétrogrades, voire antiscientifiques, du parti d’extrême droite. Même démarche pour le physicien Julien Bobroff qui, dans la vidéo ci-dessous, appelle à ne « pas voter pour le Rassemblement national ».

Du côté des institutions, l’Académie des Sciences est une exception. Son président, Alain Fischer, a effectivement pris position sans ambiguïté dans L’Express. De l’Aide médicale d’État à l’accueil des étudiants étrangers, son texte appelle à ne pas faire le choix de l’extrême droite au nom de la recherche, de l’environnement, ou encore de la santé. « Nous n’aurions pas été responsables si nous ne nous étions pas exprimés », résume le responsable au HuffPost.

Mais à part eux, peu de voix claires s’élèvent. La plus relayée dans le milieu des enseignants-chercheurs, celle de France-Université (qui rassemble les dirigeants d’universités et de grandes écoles), est bien plus prudente. Son texte défend les « valeurs de la République » et la « liberté académique ». Mais, si la tribune fait état de « menaces », le nom du Rassemblement National n’est pas une fois couché sur le papier. C’est un appel à voter, mais pas à voter contre. En tout cas, c’est au moins quelque chose quand chez les autres, c’est le silence.

« Erreur d’analyse et lâcheté personnelle »

À la question « Pourquoi pas de tribune collective ? », les présidents d’établissements contactés par Le HuffPost évoquent souvent un manque de temps, lié à la dissolution surprise. D’autres, tout en faisant comprendre à demi-mot leur opposition au programme de Jordan Bardella, arguent d’un devoir de réserve en période électorale… alors qu’ils étaient eux-mêmes (ou leur prédécesseur) signataire de la tribune anti-RN durant la présidentielle de 2022.

« Je ne sais pas si ce type de tribune a véritablement un grand impact sur le choix politique de nos concitoyens », s’interroge d’ailleurs le président de l’Institut national d’études démographiques (Ined), François Clanché. Tout en reconnaissant les « inquiétudes » de ses chercheurs et le fait que son établissement « ait été une cible » de l’extrême droite, le responsable n’estime pas essentielle, « dans l’état actuel du débat public », une telle prise de parole.

Une prudence qui ne fait pas que des heureux au sein de la recherche française. Un haut responsable de l’un des grands organismes de recherche français n’en croit tout simplement pas ses yeux : « D’habitudes, ils donnent des leçons de démocratie », s’insurge-t-il. « Et là c’est le silence. À part individuellement, dans un amphi, devant 2-3 personnes… Mais c’est tout. Pas de tags sur les murs, pas de banderoles, zéro discours […] Je suis extrêmement surpris. »

« Les gens sont beaucoup plus pessimistes »

Certains responsables ont fait valoir le besoin de parler d’une même voix, de s’organiser collectivement, plutôt que de s’engager eux-mêmes. Cela demande du temps. « Quand tout le monde bouge, je bouge », ironise notre haut responsable. Pour lui, cette temporisation est une erreur « alors qu’ils ne risquent rien. C’est une erreur d’analyse… Et une lâcheté personnelle ».

Car il y a une différence de taille avec les élections précédentes. Cette fois, « c’est tout à fait possible que le RN arrive au pouvoir » reconnaît Boris Gralak, le patron du principal syndicat de chercheurs, le CNCS-FSU. Sous la pression, les responsables des grands instituts auraient plus de scrupules à s’engager, et à travers eux leurs chercheurs. « Ce n’est pas facile de s’exprimer », reconnaît le responsable syndical. En tout cas, moins facile qu’il y a deux ans, et encore moins que cinq ans auparavant.

Et si c’était l’effet de la « dédiabolisation », cette normalisation du RN qui semble voir porté ses fruits aux yeux de l’opinion publique ? Boris Gralak n’y croit pas : « On a pris position très clairement pour voter contre le RN, dans un message envoyé à 125 000 agents travaillant dans les labos […] Aucun retour négatif. Ce n’est pas la même chose quand on parle de Gaza ou l’Ukraine ! »

Même son de cloche du côté d’Alain Fischer, président de l’Académie des Sciences. « Non, les digues n’ont pas sauté » dans son entourage de chercheurs. Mais lui aussi note que l’on est plus dans la même ambiance qu’il y a deux ans : « Les gens sont évidemment beaucoup plus pessimistes ». Et pour cause.

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