« J’ai adhéré à l’idéologie misogyne des incels, mais j’essaie de m’en sortir »

« Pour caricaturer, c’était moins de ma faute si je n’étais pas digne d’être aimé : c’est parce que les femmes ne pouvaient aimer que ceux qui ressemblent à Chris Hemsworth. »
Superb Images / Getty Images « Pour caricaturer, c’était moins de ma faute si je n’étais pas digne d’être aimé : c’est parce que les femmes ne pouvaient aimer que ceux qui ressemblent à Chris Hemsworth. »

TÉMOIGNAGE - À 23 ans, Jules* se décrit comme un célibataire involontaire : il aimerait être en couple, mais il ne l’est pas. « Je suis un incel. Mais dans la vraie vie, je ne pourrais jamais utiliser ce mot pour me présenter. ».

Car ce terme d’« incel » (contraction d’involuntary celibate en anglais) est associé à une communauté connue pour sa violence et sa haine des femmes. Une idéologie masculiniste prégnante sur Internet, à laquelle Jules estime avoir adhéré un temps avant de prendre un certain recul critique et de s’en détacher.

Pour Le HuffPost, il raconte la manière dont il a été happé en ligne par ce mouvement, et la manière dont il en est revenu. Un mécanisme courant que décrypte Pauline Ferarri, journaliste et autrice de Formés à la haine des femmes, comment les masculinistes infiltrent les réseaux sociaux (éditions JCLattès).

Algorithmes et manque de confiance en soi

Peu après sa majorité, avec une estime de lui au plus bas, Jules découvre les contenus incels sur les réseaux sociaux. « Je suis tombé sur une vidéo qui disait que seuls les hommes grands, avec une mâchoire carrée, des yeux perçants et des muscles saillants ont une chance de plaire aux femmes. Je l’ai regardée jusqu’au bout, et les algorithmes m’en ont montré de plus en plus. Ces contenus répétaient que les femmes ne pouvaient aimer qu’un certain type d’homme, et que les autres étaient repoussants et voués à la solitude. »

Des messages qui le confortent, selon ses mots, dans une forme de haine de lui-même. « Ces vidéos me faisaient mal, mais c’était aussi rassurant. Pour caricaturer, c’était moins de ma faute si je n’étais pas digne d’être aimé : c’est parce que les femmes ne pouvaient aimer que ceux qui ressemblent à Chris Hemsworth. »

Ce mécanisme, Pauline Ferrari l’a étudié avec soin dans son enquête Formés à la haine des femmes. Elle explique : « Les algorithmes, tels qu’ils sont conçus aujourd’hui, encouragent à la consommation de contenus extrémistes, dont le masculinisme fait partie. Dans ce cas, l’algorithme joue le rôle d’extrémisation : il renforce la souffrance de ces hommes, et y répond en les insultant. »

« Dans le même temps, le masculinisme leur offre des grilles de lecture du monde clés en main, qui n’impliquent pas de remise en question, poursuit-elle. En disant “C’est la faute des femmes qui préfèrent d’autres hommes”, on offre un discours simpliste, mais confortable. Cela renforce la haine de soi et celle des autres. »

Sur ses écrans, Jules voit passer des mises en scènes où des hommes considérés comme peu attirants se font ridiculiser par des femmes – qui tombent pourtant sous leur charme quand ils reviennent avec des belles voitures –, de fausses études ou des contenus de pseudosciences qui expliquent en quoi certains sont biologiquement voués à la solitude. « Plus on croit ces contenus et moins on sort, moins on trouve d’occasions d’avoir une vie sociale et affective, et plus on y croit, comme une prophétie autoréalisatrice », raconte Jules avec recul. Il se renferme et s’isole de plus en plus.

La mouvance blackpill, le désespoir poussé à l’extrême

Au sein de la mouvance masculiniste, deux tendances se dégagent. « Le courant “redpill”, en référence au film Matrix : prendre la pilule rouge équivaudrait à avoir vu la vérité, c’est-à-dire qu’il y aurait un complot qui viserait à priver les hommes de leurs droits, à les émasculer, voire à les faire disparaître, et qu’en réalité, ce seraient les femmes qui contrôlent le monde, explique Pauline Ferrari. Ceux qui s’y apparentent s’organisent politiquement pour essayer de “changer” les choses ».

Le courant « blackpill », de son côté, est plus désespéré. « Cette communauté se caractérise par la croyance que la société ne changera jamais, que le célibat est inévitable. Les problématiques de santé mentale y occupent une place forte. Sur les forums blackpill, le suicide est un sujet de conversation très fréquent. Les spécialistes considèrent le mouvement blackpill comme la branche la plus extrême du mouvement parce que ceux qui s’en revendiquent estiment qu’ils n’ont rien à perdre. » L’attentat de Toronto, en 2018 et celui d’Isla Vista en 2014, tous deux revendiqués par des incels, avaient été loués sur les réseaux blackpill.

Derrière la déprime, des discours misogynes

Cette violence, Jules relate ne pas y avoir été exposé. Mais le temps passé devant ces vidéos joue néanmoins sur sa vision du monde, et notamment des femmes. « Je n’en suis pas arrivé à développer de la haine, mais je dirais que j’ai adhéré à des discours misogynes, explique-t-il. Dire aux hommes “Si vous n’êtes pas ceci, vous ne pouvez pas intéresser les femmes”, c’est considérer les femmes comme une seule entité avec les mêmes opinions. C’est ce que j’ai fini par penser, en imaginant que les femmes sont toutes les mêmes, avec des goûts superficiels tournés vers la beauté et l’argent. À force, on finit par ne plus les considérer comme des êtres humains, plutôt comme une espèce différente et hostile à soi. »

Or, Pauline Ferrari le souligne, même si Jules estime ne pas avoir ressenti de haine pour les femmes, ses mots en sont empreints. « Je suis assez persuadée que la plupart des hommes misogynes pensent ne pas l’être. Mais considérer les femmes comme une autre espèce qui aime des choses qu’on considère comme superficielles, c’est les déshumaniser, et c’est de la haine. »

Des insécurités exploitées par les masculinistes

Elle rappelle par ailleurs que le passage de la haine de soi à la misogynie n’est en rien un automatisme, mais que les insécurités des jeunes hommes sont largement exploitées par les masculinistes, un mouvement politique organisé, pour recruter. « Beaucoup entrent dans ces communautés pour chercher des réponses à leurs propres souffrances, mais la porosité avec ces milieux et l’extrême droite est très forte, détaille l’autrice. Il y a un vrai intérêt pour les masculinistes à faire basculer la haine de soi vers la haine des autres : cela assure une chair à canon politique prête à se battre pour le mouvement. » Le tout, en ciblant un ennemi extérieur face auquel se rassembler : les femmes, les communautés LGBT, les personnes racisées…

Cette surconsommation de contenus « blackpill » s’accompagne, pour Jules, d’une dégradation de sa santé mentale, qui l’amène à essayer de « prendre les choses en main pour aller mieux ». Il raconte avoir consulté un psychologue et un psychiatre, et surtout être tombé sur des forums dédiés aux personnes qui souhaitent sortir de l’idéologie incel.

C’est au sein de ces espaces en ligne qu’il trouve de l’aide. « Les autres utilisateurs et utilisatrices m’ont mis sous les yeux les évidences que je ne concevais plus, se remémore-t-il. Quand je leur disais que les femmes ne veulent qu’un homme grand beau et riche, on me disait “C’est faux, des millions d’hommes qui sont en couple sans être des mannequins”, mais aussi “Ce que tu dis est extrêmement réducteur et offensant pour les femmes”. Et quand je leur disais que le problème était mon apparence, les utilisateurs ont trouvé une photo de moi dans mon historique pour me dire que mon physique n’avait rien d’anormal, et que mon problème était probablement ma personnalité. »

Ne plus faire confiance aux conseils de séduction en ligne

Après avoir fréquenté ces milieux en ligne pendant plusieurs années, Jules estime aujourd’hui commencer à en sortir. « En discutant avec des amies, j’ai pris conscience des discriminations que subissent les femmes, des problématiques liées aux violences sexistes et sexuelles, confie-t-il. Je suis toujours célibataire, mais je fais doucement des progrès, je sors plus et suis plus ouvert. »

Il limite aussi son usage des réseaux sociaux, et essaie de n’y consulter que des choses qui lui sont agréables. « J’ai toujours une estime de moi très basse, reprend-il. Mais je sais que mon plus grand ennemi, c’est moi et pas les autres. Et surtout, je ne fais plus confiance aux hommes qui donnent des “conseils de séduction” sur Internet, je sais que c’est de la poudre aux yeux. » Une devise approuvée par Pauline Ferrari.

*Le prénom a été modifié

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