Des investisseurs à mission pour les sociétés à mission ?
De multiples prises de paroles d’acteurs très divers convergent pour intimer aux acteurs de la finance d’aller plus loin dans leurs volontés d’opérer une mue, voire une révolution culturelle, afin de promouvoir des entreprises et des projets engagés dans les multiples transitions sociales et environnementales dont le monde a besoin. Larry Fink, le patron de Blackrock, plus grand fonds de pension mondial, Philippe Zaouati, financier engagé qui dialogue dans un ouvrage récent avec le philosophe Dominique Bourg, ou bien encore Emmanuel Macron ou le Pape François, des acteurs variés invitent la finance à soutenir des modèles économiques plus vertueux ou moins consommateurs de ressources.
L’intégration progressive des considérations éthiques et responsables dans les décisions d’investissement a constitué un premier tournant. De nouvelles réglementations poussent également dans cette direction. Plus récemment, on a pu voir émerger une finance responsable et durable avec des acteurs engagés tels que les « investisseurs à impact » ou encore les « investisseurs à mission ». Ils placent la création de valeur sociale et environnementale au cœur de leur démarche, dépassant les priorités purement financières.
C’est à ces investisseurs très particuliers et très engagés que nous nous sommes intéressés dans une recherche récente. Notre équipe travaille notamment sur le volet financier d’un projet collectif de recherche plus large qui s’intéresse plus largement aux sociétés à mission, mention juridique créée par le la loi Pacte de 2019. Plus de 1000 entreprises ont depuis fait le choix d’ajouter dans leur statut une ligne détaillant cette mission ou raison d’être et se sont dotées d’un organisme pour en contrôler le suivi.
Une prise de conscience
Dans le cadre de cette recherche, présentée lors de l’EURAM 2023, nous avons interrogé quinze acteurs (sociétés d’investissement ayant adopté volontairement le statut de société à mission) et quatre sociétés comparables n’ayant pas ce statut mais gravitant dans l’écosystème de l’investissement responsable. Ces investisseurs à mission s’attachent à déployer des objectifs précis, souvent liés aux objectifs de développement durable, crédibles et mesurables. Ils adoptent également une aussi une approche novatrice de l’investissement et une vision écosystémique permettant d’aligner parties prenantes internes et externes à leur entreprise autour de la mission.
Plusieurs facteurs ont contribué à l’émergence des investisseurs à mission. On retrouve d’une part, la prise de conscience croissante des enjeux environnementaux et sociaux. Dans tous les entretiens menés, l’engagement personnel des dirigeants ou fondateurs de ces sociétés financières (qui veulent faire de la finance « utile » ou de la finance « autrement ») nous est apparu comme déterminant.
Les crises environnementales et les mouvements sociaux ont amené à une réflexion profonde sur le rôle de la finance dans la construction d’un avenir durable. Des pionniers et des leaders dans le domaine de l’investissement à mission ont aussi été des sources d’inspiration à l’instar de Raise et de son pari de « développer un écosystème innovant et généreux pour soutenir des entrepreneurs visionnaires et construire avec eux une économie responsable et durable » ou encore de Sycomore Asset Management en quête d’« humanisation de l’investissement ». Ces éléments ont créé un terreau fertile pour le développement de cette nouvelle approche d’investissement.
Beaucoup recherchent désormais cet « impact supplémentaire » qu’ils peuvent générer grâce à leurs « actions d’engagement et constructivistes ». Selon leurs mots ils « contribuent à un mouvement positif au sein des entreprises, ce qui multiplie à son tour l’impact ».
Être exigeant et cohérent
Les entretiens avec les investisseurs à mission mettent en lumière plusieurs thèmes centraux qui finissent par les démarquer du reste des acteurs financiers. Le premier est celui du « bien commun », « placer l’intérêt collectif au-dessus de leurs intérêts personnels ». Ils cherchent à faire « grandir les individus » au sein des entreprises et à favoriser une transformation durable de l’économie.
De fortes exigences envers les entreprises qui rejoignent leur portefeuille ressortent également, en particulier en ce qui concerne leur contribution à des objectifs sociaux et environnementaux et la qualité du partage d’information ou de métriques. Ils exigent transparence et responsabilité pour assurer l’impact positif et la crédibilité des entreprises.
Les investisseurs à mission mettent enfin l’accent sur un besoin de cohérence entre les exigences qu’ils posent aux entreprises dans lesquelles ils investissent et leur propre fonctionnement interne. Celui-ci repose notamment sur une politique de partage de la valeur très avancée et s’appuie en général sur une gouvernance participative. C’est dans cette direction qu’ils accompagnent aussi les entreprises dans lesquelles ils ont investi. Beaucoup insistent :
« Le principal mot, c’est alignement. C’est l’alignement entre la manière dont on s’est défini et la manière dont on travaille. »
Un écosystème précurseur
En somme, les investisseurs à mission cherchent à agir comme des catalyseurs du changement. Ils mettent l’accent sur l’engagement actif, la cohérence entre les paroles et les actes, l’exemplarité, ainsi que sur la responsabilité envers la société dans son ensemble.
On ne peut pas, pour l’heure, rapprocher ces investisseurs d’une catégorie existante. Pour l’heure, il s’agit d’un phénomène émergent et donc encore « à la marge » avec des encours relativement minimes. Les théories du changement institutionnel soulignent que les innovateurs ont toujours été isolés au début, vus comme avant-gardistes avant que leurs pratiques novatrices deviennent peu à peu la norme. C’est ceux que, par exemple, le sociologue Howard Becker a nommés « entrepreneurs de morale ». À terme, cette nouvelle catégorie d’investisseurs pourrait représenter une alternative crédible ou bien être précurseur d’un mouvement missionnaire de plus grande ampleur, qui chercherait à réconcilier la finance avec la société et l’intérêt général.
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Dans cette dynamique émergente, le rôle des organismes tiers indépendants (OTI) en charge de la vérification de la mission que se donne les entreprises, la première devant intervenir dans les 18 ou 24 mois suivant la publication de la qualité de société à mission au registre du commerce et des sociétés, sera également clé dans leur capacité à valoriser et soutenir des investisseurs de cette nature. Ces OTI seront surtout chargés de vérifier l’existence de la poursuite de la mission, des moyens dédiés et associés et de l’atteinte des objectifs visés.
Dans notre étude, nous avons ainsi observé un renforcement des liens entre ces différents acteurs. Cela se traduit par un soutien accru des investisseurs à mission envers les entreprises de l’écosystème des sociétés à mission ou un encouragement formulé à d’autres entreprises à adopter ce statut. Cette dynamique s’accompagne aussi d’une importante reconfiguration et stabilisation de la structure actionnariale avec une association croissante des salariés aux résultats de l’entreprise largement encouragée par les dispositions de loi Pacte.
Ainsi, dans une seconde étude en cours sur les structures actionnariales privilégiées par les sociétés à mission, nous observons un retrait des investisseurs financiers dits « classiques » ainsi qu’un renforcement sensible de l’actionnariat salarié et public. Cela permet en outre aux entreprises d’avoir « une gouvernance plus équilibrée et une compétence plus proche de l’activité » et de se protéger du risque de compromission avec l’intervention de fonds activistes.
Ainsi cette nouvelle catégorie de sociétés financières représente peut être la concrétisation d’une finance plus durable et en capacité de soutenir des entreprises ou des projets de même nature. La loi Pacte a ainsi contribué de façon peut-être indirecte à cristalliser ou à sédimenter une catégorie très émergente mais qui incarne sans doute une voie d’avenir pour l’ensemble des acteurs financiers.
La version originale de cet article a été publiée sur La Conversation, un site d'actualités à but non lucratif dédié au partage d'idées entre experts universitaires et grand public.
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